Tout se passe comme si l’orgue était à l’abri des morsures du temps. Tout passe, tout lasse, tout casse, sauf l’orgue, qui conserve encore aujourd’hui son statut de « roi des instruments », métaphore attribuée à Guillaume de Machaut. Nul autre instrument n’est aussi polyvalent ; aucun autre n’a réussi à conjuguer avec autant de bonheur tradition et innovation, nouveauté et continuité : de l’orgue baroque au néobaroque, en passant par l’orgue classique, symphonique, romantique et néoclassique. Et ce, que l’Ancilla Domini (la « Servante du Seigneur », comme le Moyen-Âge chrétien surnommait l’orgue) soit utilisée en tant que soliste avec orchestre, comme dans les Concertos de Händel, ou en tant qu’instrument d’accompagnement, comme dans la Symphonie n° 3 de Saint-Saëns, ou dans le cadre d’un récital classique, comme c’était le cas, ce lundi à la Philharmonie, avec aux claviers Christian Schmitt, à la faveur d’une soirée dédiée à celui qui est sans conteste le plus grand compositeur pour orgue de tous les temps : Jean-Sébastien Bach.
Cet hommage à l’organiste Bach s’accommode d’un grand écart dans le temps, en ce qu’il regroupe, en plus de celles du Cantor, des pages nettement plus modernes. Une affiche qui, de surcroît, n’hésite pas à alterner le connu et le moins connu. Mais le défi que représente un programme si riche et si éclectique est très précisément le cas de figure qui convient à l’organiste allemand.
La richesse des Six Fugues sur le nom de Bach de Schumann qui ouvrent le récital est telle qu’elle laisse la porte ouverte à des choix interprétatifs multiples. Celui de Schmitt « provoque » à l’envi grâce à un remarquable travail de recréation, qui se traduit par une recherche de tempi, de timbres, de registres où alternent classicisme et prospective, beautés et effets idiomatiques. Cloudscape (2000) de Toshio Hosokawa est caractéristique de l’écriture syncrétique du compositeur nippon, en ce que cette page galvanisante conjugue l’exploration de l’esthétique de son pays natal et l’assimilation personnalisée des techniques compositionnelles occidentales, le tout étant marqué au sceau d’un sfumato vaporeux comme celui des nuages auquel fait allusion le titre de l’œuvre. Du mystique Estonien, Arvo Pärt, Schmitt a choisi d’interpréter Annum per annum (K-G-C-S-A), une œuvre associée au mouvement de musique minimaliste. Composée en 1980 pour célébrer les 900 ans de la cathédrale de Spire, elle est en un seul mouvement divisé en sept sections, les cinq lettres faisant référence à l’ordinaire de la messe (Kyrie-Gloria-Credo-Sanctus-Agnus Dei).
Entre ces deux pièces d’une profonde spiritualité, la Toccata BWV 540, avec ses 438 mesures et le fameux accord de seconde sur ut bémol à la mesure 424 (dont Mendelssohn, découvrant cette page un siècle plus tard, devrait s’écrier à cet endroit : « On dirait que l’église va s’écrouler ! »), l’une des pièces d’orgue les plus élaborées de Bach, comme en témoignent par ailleurs une volonté architecturale nettement affirmée ainsi qu’un énorme travail de développement formel et contrapuntique. Et l’une des plus virtuoses, notamment à cause d’une partie de pédalier particulièrement chargée et difficile – difficulté dont Schmitt se joue avec un aplomb confondant, tout comme dans Alleluia, la septième Étude de concert pour pédale seule (1983) de Jean Langlais. Où il s’avère que la virtuosité transcendante de l’interprète n’est jamais gratuite, purement démonstrative, mais fermement ancrée, car mise au service d’une musicalité proprement rayonnante et d’une énergie réellement stimulante.
Ce récital s’achève comme il a commencé : par un retour à Bach. Avec, tout d’abord, le magnifique choral « Schmücke Dich, o liebe Seele » BWV 654, l’un des plus simplement émouvants et des plus justement célèbres du Cantor, tant il est tout à la fois d’une haute tenue musicale et d’une grande élévation spirituelle ; avec, ensuite, la Fantaisie et Fugue sur le nom de Bach, l’op. 46 de Max Reger, dont l’incroyable densité, les audaces et fulgurances d’écriture ont pu choquer en 1900, mais qui marque de nos jours un grisant moment d’intense émotion et d’opulence intériorisée, appuyées qu’elles sont sur une tension de tous les instants ainsi que sur des tempi haletants, ponctués d’irrésistibles bourrasques ; avec, enfin, en bis et comme « point d’orgue », la Toccata et Fugue BWV 565, l’œuvre la plus populaire de Bach.