Cette image ! Rien que pour cette image, il faut avoir visité, le week-end dernier, les résultats de The Project à la galerie Bradtke, avenue de la Gare à Luxembourg. Sur le toit de cette belle maison aux espaces enchevêtrés l’un dans l’autre, un lit en fer forgé blanc avec des oreillers blancs, un drap-housse rouge sang, flanqué d’une table de chevet sur laquelle vacille la lumière d’un photophore, un tapis persan en saut du lit – avec vue sur les immeubles voisins, essentiellement des tours d’appartements impersonnelles. À la tombée de la nuit, l’image créée par l’installation de Sté Ternes est magique, d’une poésie proche des films baroques d’un Jean-Pierre Jeunet.
The Project fut le pari fou de la jeune artiste Nora Wagner qui, fraîchement revenue de ses études, cherchait un atelier où elle puisse travailler. Un atelier qu’elle arrive à financer, s’entend. C’est finalement grâce à Rafael Springer et à Michel Bradtke qu’elle trouva le graal : le premier habitant déjà l’ancienne vitrerie mise à disposition par le second, dans l’attente de sa démolition. Comme Rafael Springer et plus tard aussi Yann Annicchiarico ou Romain Simian, non seulement elle allait travailler avenue de la Gare, mais aussi y habiter. Puis, histoire de promouvoir l’échange et le débat, elle invita une quinzaine d’artistes à participer à une exposition commune, précédée d’un mois de travail sur place. Le groupe, dont les membres ne se connaissaient pas tous, était extrêmement éclectique, allant des éternels outsiders rebelles comme Jerry Frantz, Trixi Weis ou Rafael Springer lui-même, en passant par des noms montants comme Misch Feinen, Yann Annicchiarico ou Justine Blau jusqu’à des valeurs sûres comme Max Mertens, Sté Ternes ou encore Julie Goergen. « J’ai découvert ce courriel dans ma boîte, me convoquant à une réunion, et je me suis dit ‘mais qui c’est ? », raconte l’un d’entre eux. Durant un mois, ils ont donc travaillé sur place, ont cherché un thème commun et fédérateur – la maison, son histoire et sa disparition prochaine –, ont discuté et mangé ensemble. Avec parfois des différences de vue et d’approche, mais sans que l’unité du groupe ne se brise, ce qui en soi est déjà une réussite. Une page Facebook, des films documentaires conçus par Miika Heinonen (consultables sur Vimeo) et des journées portes ouvertes permirent au public de suivre le processus créatif. Sans budget (à part des aides minimales du Focuna et du ministère de la Culture), utilisant essentiellement des matériaux de récupération et ce qu’ils trouvèrent sur place, les artistes s’approprièrent donc peu à peu la maison, des caves au grenier, la transformant en un château magique plein de découvertes merveilleuses.
Près du comptoir s’agglutine un petit groupe de gens emmitouflés dans des sweats à capuche, une bière à la main. Le bar est stratégiquement installé dans le couloir qui mène de l’espace rue, l’ancien magasin rempli de cadres suspendus, et le véritable début de l’exposition, grande salle dans laquelle trône une fusée bricolée en commun avec du carton et de la bande adhésive. Nous sommes samedi soir, tout le monde est aussi fatigué qu’excité, une deuxième soirée de vernissage, rencontres avec le public et performances des artistes commence. Réminiscences de projets similaires antérieurs, comme Hoferlin 42 il y a dix ans à Esch, ou les différents projets Rekult imaginés et réalisés il y a trois ou quatre ans par l’asbl IUEOA, ayant tous investis des maisons abandonnées avec des projets artistiques, comme si l’histoire de l’art était cyclique.
Les résultats des différents artistes sont de qualité différente, il y a à boire et à manger, à prendre et à laisser. Parfois, ça fait vraiment un peu trop bricolé, sorte d’amas d’objets type Superdreckskëscht, on passait rapidement. Mais ailleurs, les idées et leur réalisation sont convaincantes. Comme cette belle sculpture volante en portes récupérées réalisée par Max Mertens et Jerry Frantz au rez-de-chaussée. Ou l’atelier de bombes subversif installé par Jerry Frantz dans une des caves, bâtons d’explosif, outils et instructions alignés sur une étagère ou sur la table de travail, que l’artiste semble avoir quitté il y a une minute. Le temps du soulèvement est-il venu ? Aucun des autres artistes n’y répond, aucune autre œuvre n’est si ouvertement politique, les artistes ayant plutôt cherché à capter le genius loci. L’étage le plus réussi, le dernier, est une enfilade de belles propositions : la salle faite de troncs de bouleaux et de feuilles mortes imaginée par la même Sté Ternes que le lit à côté. Puis un trou bien rond dans le parquet réalisé en plein milieu d’une salle par Max Mertens, et ce qui pourrait être son double ou son écho : des fils blancs tombant du plafond pour encercler une ampoule accrochée à quelques centimètres du sol (Martine Glod). De là, on arrive dans la salle créée par Salli Muller, qui, dans l’attente du déménagement annoncé, a emballé meubles, objets de décoration et même l’électroménager en papier journal, créant une ambiance mortifère, comme dans une parenthèse dans le temps. Durant ses performances, Trixi Weis peignit peu à peu les vitres de la maison de cire liquide, occultant la vue vers l’extérieur, sa connexion au monde.
The Project ne révolutionne pas l’histoire de l’art mondiale. Mais par son approche résolument anti-commerciale, son dynamisme et surtout le fait qu’il s’agit d’une initiative privée selon le principe du Just do it, il fut une bouffée d’air frais dans un contexte morose.