L’exposition Patrick Bernatchez. Les temps inachevés au Casino propose un art captivant, témoignant à la fois d’une grande beauté et d’une morbidité saisissante. La présentation monographique est arrangée comme un parcours, comme un voyage à travers l’univers fantastique et futuriste, voire post-apocalyptique, de Patrick Bernatchez. À travers des dessins, des sculptures, des installations sonores, des films et des performances, l’artiste canadien explore le temps et plus spécifiquement la notion de « cycle ». Le cycle ne détermine pas seulement le thème, mais aussi la méthode artistique. Bernatchez crée ainsi de grands ensembles d’œuvres d’art lui permettant d’élaborer sur un sujet spécifique à l’aide de différents supports et techniques et de faire évoluer son art dans le temps. L’exposition au Casino dévoile deux de ces ensembles d’œuvres : Chrysalides (de 2006 à 2013) et Lost in time (de 2009 à 2014).
Le visiteur est accueilli dans le hall d’entrée par une grande installation filigrane, composée d’une centaine des bobines à fil blanc se déroulant lentement (Fashion Plaza Nights, 2007–2013). L’œuvre fait partie du groupe dénommé Chrysalides pour lequel le bâtiment « Fashion Plaza » situé à Montréal a joué un rôle central. Construit dans les années 1970 pour l’industrie textile, le building et ses fonctions ont changé peu à peu sous l’influence du développement économique. L’installation Fashion Plaza Nights reflète cette transformation. Les fils blanc sont embobinés autour d’un haut-parleur noir qui, au fil du temps, devient de moins en moins visible sous cette espèce de cocon. Cette œuvre, qui séduit de prime abord par son aspect pur et poétique, est le fruit d’un long processus conceptuel. Un jour par mois pendant un an, Bernatchez (né en 1972) a pris en photo le « Fashion Plaza ». La structure des fenêtres illuminées sur la façade lui a servi ensuite comme base à la réalisation de douze compositions musicales pour deux pianos. Le rythme du mouvement des bobines de l’installation se décline de ces partitions.
Pour Bernatchez, qui y détenait son atelier, le « Fashion Plaza » servait non seulement de thème, mais aussi de lieu de création, notamment en tant que coulisse pour les trois vidéos I Feel Cold Today (2007), 13 (2009) et Chrysalide (2008). Dans ces trois vidéos, l’artiste a expérimenté différents mouvements de caméra, notamment les mouvements descendant dans 13 et circulaire dans Chrysalide. La première vidéo se comprend comme une coupe verticale du bâtiment ou comme une dissection du monde. Différentes scènes défilent : un plateau de télévision avec un clown, un studio musical, une fabrique de vêtements et un garage dans lequel se situe une voiture remplie d’eau. La vidéo Chrysalide, quant à elle, se démarque par de très longs travellings autour de cette voiture qui se remplit lentement d’eau. Le personnage assis à l’intérieur de la BMW ne semble pas s’inquiéter de la situation et fume tranquillement une cigarette. Le titre de la vidéo, et du cycle, renvoie à un stade de l’évolution d’un papillon et à la métamorphose en générale. Si le thème du cycle de la vie, de la mort et de la renaissance n’est pas sans rappeler les travaux de Matthew Barney, qui s’inspire de l’industrie automobile en déclin à Detroit, l’esthétique et le langage visuel de Bernatchez sont bien plus épurées et futuristes.
À l’étage du Casino, on découvre le film le plus récent de Bernatchez, Lost in time, faisant partie du deuxième grand cycle d’œuvres. D’une longueur de 45 minutes, le film débute par un count-down qui fait place à un paysage enneigé vaste et indéfini d’où émergent un cavalier et son cheval. L’enchaînement des scènes ne semble pas suivre un ordre chronologique, mais l’atmosphère caractérisée par le noir et le blanc confère au film un aspect très homogène. Les images, comme celle d’un cheval enfermé dans un bloc de glace qui fond lentement, témoignent d’une affinité pour la science-fiction. De part et d’autre dans l’exposition, on retrouve différents accessoires du film, comme le casque du cheval ou la montre BW (pour Blackwatch, de 2010). Les protagonistes et la bande sonore du film réapparaissent aussi à travers des photographies et une vidéo plus courte. Grâce à ce jeu de répétition anodin, l’artiste incite le spectateur, d’habitude passif face à l’art, à tisser mentalement des liens entre les œuvres et, au-delà, à y intégrer ses propres pensées et histoires.
La montre BW est une autre pièce majeure de l’ensemble Lost in time. Conçue en collaboration avec l’horloger Roman Winiger, elle n’accomplit qu’un tour de cadran en mille ans. Un tictac régulier, qui résonne dans la même salle, renvoie au fonctionnement de l’horloge qui, cependant, est ralenti de sorte à ce qu’un être humain ne peut s’en persuader visuellement. La montre fait partie de ces œuvres d’art énigmatiques qui ne peuvent être perçues dans leur intégralité par une personne puisqu’elles évoluent sur un horizon temporel dépassant celui d’une vie humaine – au même titre, on peut citer la sphère de Kris Martin qui se détruit automatiquement dans 1 000 ans (1 000 Years, 2009). En tant qu’être humain, il s’avère impossible de vérifier le propos de ces œuvres et de les comprendre dans leur intégralité.
L’effet réel du temps est cependant bien observable dans l’installation Goldberg Experienced pour laquelle l’artiste se sert de la composition Variations Goldberg de Bach comme point de départ. Sur un écran, on perçoit un piano garni d’une nature morte somptueuse. En passant dans la prochaine salle, on se rend vite compte qu’il ne s’agit pas d’une vidéo enregistrée antérieurement, mais d’une transmission vidéo en direct. Le piano et la nature morte réels se trouvent en effet derrière une vitre. Au cours de l’exposition, les fruits et les fleurs exposés vont faner et se dégrader, altérant l’aspect de l’œuvre progressivement.
L’exposition Patrick Bernatchez. Les temps inachevés est à ne pas manquer. Le changement progressif de l’aspect de certaines œuvres invite même à plusieurs visites successives au Casino, qui propose aussi un magazine d’art pour enfants élaboré avec soin. Patrick Bernatchez, en se servant d’un langage pur, presque froid et industriel, réussit à créer un ensemble qui répond au style de vie trop rapide et superficiel par un ralentissement explicite. Le visiteur est invité à participer à ce ralentissement afin de pouvoir comprendre toute l’ampleur de ce qu’il voit et entend.