Au plus tard depuis l’appel qui a fait le tour du monde, de Stéphane Hessel, de s’indigner, on peut considérer que le nombre des vertus cardinales ne se limite plus à quatre. Les deux premières, en tout cas, penchent plutôt vers une douce soumission, et l’indignation viendrait donc à la suite des deux autres, justice, force (morale) : elle présuppose un grand cœur et la volonté de prendre parti de faire face (voilà tout logiquement le titre choisi pour le bel album de Berthe Lutgen paru aux éditions ultimondo, et l’on pardonnera cet éloge à l’auteur de l’un ou l’autre textes du livre, auquel il faudra revenir en conclusion).
Stéphane Hessel toujours, il savait que l’indignation ne suffit pas (empêche toutefois de sombrer dans le cynisme), son autre appel fut de s’engager. Berthe Lutgen, au long d’une cinquantaine d’années, a gardé intact un potentiel d’indignation, et le moins qu’on puisse dire, c’est que chez elle, l’engagement est allé de suite de pair, dans la cause féministe, un temps dans l’extrême gauche, non moins dans l’art, avec « Arbeitsgruppe Kunst » ou « Initiative 69 » par exemple.
Elles sont deux femmes, deux tableaux, dont un autoportrait, de 1979, au fond de la galerie Toxic. L’autoportrait nous montre une femme assiste sur une chaise, comme repliée sur elle-même, avec pantoufles, jupe et pullover, un travail de tricot sur les genoux. À côté, le tableau est tout récent, la jeune femme est debout, porte un blouson rouge sur un t-shirt bleu, elle a les mains dans les poches de son pantalon, le regard souriant, peut-être même narquois, une attitude pleine d’assurance. Il a fallu combattre pour passer de l’une à l’autre, combat toujours à reprendre, à pousser plus loin. Pour que se réalise tout à fait la promesse de l’évangéliaire (d’Echternach) détourné avec ses jeunes femmes scribes des deux côtés du texte revendicateur.
Voilà pour la lutte des femmes dans cette exposition. Une autre lutte est peut-être plus virulente encore, contre l’injustice, faite surtout aux enfants. Et cette misère dans le monde, il faut le recours au dessin en noir et blanc pour la faire voir, pour en faire saisir la violence, pour secouer, face au mur fait de 25 pièces. L’exposition s’ouvre sur une série nouvelle, des spectateurs et des acteurs, les premiers qui nous tournent le dos, nous rejoignons ainsi leurs rangs, comme paralysés, abasourdis, devant les nouvelles su monde, reprises dans deux tableaux-collages de l’année 2013 ; et en face, un rideau rouge, qui ne bouge pas, reste fermé, n’est-il pas là pour cacher justement les acteurs. Au vernissage, samedi, je me suis mis à imaginer telles grandes figurations de boîtes aux lettres, cachant les trolls de la haute finance en train de minimiser les impôts, augmenter les dividendes.
Le livre, paru à l’occasion, témoigne des luttes de Berthe Lutgen, avec les moyens d’un art parfaitement maîtrisé, nourri d’une connaissance approfondie de l’histoire de l’art ; il faut parcourir les étapes d’une vie, d’un engagement, qui ne se sont jamais reniés. Cela dans une mise en page de belle rigueur, sans la moindre esbroufe (elle serait déplacée quand trop de choses sérieuses sont en jeu). Le livre, toutefois, on peut le lire au-delà de Berthe Lutgen (et qu’on me comprenne, ce n’est pas là lui faire injure, au contraire). Dans le retour au siècle dernier, trop souvent, presque toujours, on ne s’engage que sur les grands boulevards, et voici d’un coup que se trouvent frayés des chemins de traverse (qui ne sont nullement de raccourci). Un regard autre, fait plutôt de brisures, de zigzags, comme telle ligne tracée en 1969 dans la vallée de la Pétrusse. Oui, Berthe Lutgen était parmi ceux qui, momentanément, ont confronté le Cercle artistique avec le happening, un agent de police bien embêté avec le land art.