C’était une semaine noire aux Rotondes. Sur deux dimanches consécutifs se pressaient à Bonnevoie deux groupes naviguant dans les tons les plus sombres de la courbe monochromatique rock. Deux formations aux styles très différents de passage aux Congés Annulés pour deux conceptions singulières du noir : tendu et dansant pour Drahla, violent et anxiogène pour Daughters. Ce sont les Anglais qui ont tiré les premiers : les jeunes pousses de Drahla ont pour elles une certaine hype véhiculée notamment par leur signature sur le très pointu et cool label new yorkais Captured Tracks, qui vient de publier leur premier album Useless Coordinates. Le trio de Leeds pratique un post-punk abrasif et fortement arty aux accents no wave lorgnant plus de l’autre côté de l’Atlantique, version côte Est. On pense non seulement aux premiers Blonde Redhead, mais surtout à Sonic Youth, une évidence tant le timbre de voix et la scansion de la chanteuse Luciel Brown rappellent une Kim Gordon juvénile.
Sur scène, on reste néanmoins un peu sur notre faim. Certes, le groupe joue pied au plancher et manie les cassures (rythmiques autant que mélodiques) avec prouesse, mais on a un peu de mal à vibrer. Le bassiste Rob Riggs a beau se démener et imposer un groove communicatif, le concert ne décolle pas vraiment au-delà du minimum symbolisé par le casino syndical voisin. C’est peut-être l’absence de saxophone, quasi systématique (et parfois fatigant) sur disque, qui aplatit un peu la performance, l’instrument apportant une touche originale à un post-punk voulant s’écarter des sillons déjà tracés. Mais saxophone ou pas, on a l’impression que le trio coince un peu au moment de répliquer en live l’atmosphère du disque, joué quasi dans son intégralité durant une quarantaine de minutes. Une performance aussi courte que relativement inoffensive, qui aura au moins permis d’aller se coucher tôt et sans risquer l’insomnie.
Une semaine plus tard, au même endroit, c’était une autre histoire et les premiers rangs capillairement bien fournis étaient la preuve que quelque chose se tramait. Mais malgré la réputation scénique de Daughters, personne n’était réellement prêt à subir la déflagration noise qui s’annonçait. En une heure de temps, le groupe de Providence (Rhode Island) a assommé le public de guitares stridentes et dissonantes, de basses énormes, de batterie martiale. Malgré une absence de huit ans, le groupe américain n’a clairement rien perdu de sa fureur, et certainement pas Alexis S.F. Marshall, peut-être le frontman le plus cinglé qu’il nous ait été donné de voir sur scène. Alexis saute, tourbillonne, tombe, escalade, se rend dans la foule, se crache dessus, se tape le micro sur le front jusqu’à saigner, se flagelle le dos avec sa ceinture. Il chante aussi, hurle parfois, transpire tout le temps. Il fixe du regard, un regard possédé. Il semble déterminé à faire en sorte que ce soir, personne ne dorme paisiblement.
Le dernier album de Daughters, You Won’t Get What You Want, sorti sur Ipecac (le label de Mike Patton, autre déjanté s’il en est) a été encensé par la critique et est sans doute leur enregistrement le plus (relativement) accessible quand on jette un coup d’œil sur la radicalité de leur discographie (quatre albums en seize ans, et un premier opus grindcore – Canada Songs – d’une durée totale de… onze minutes). Le morceau d’ouverture du concert, The Reason They Hate Me, est clairement le morceau le plus catchy (on se garde bien de l’étiqueter grand public) que le groupe ait jamais écrit, un brûlot dance-punk pour des punks qui ne dansent pas. Le reste du concert se fera sans aucun compromis. Ils ne joueront même pas leur single City Song (qui ouvre le dernier album). Morceau après morceau, la musique de Daughters est viscérale, intransigeante, apocalyptique. La tension malsaine couplée au volume sonore intimide à peu près tout le monde. Personne ne bronche quand Alexis se faufile entre les corps. Le vacarme s’arrête sur Ocean Song et le groupe disparaît comme il est arrivé, sans un mot. C’était aussi effrayant qu’incroyable.