L’époque étant à la manie quantificatrice, commençons donc par quelques chiffres. L’édition 2019 du festival In d’Avignon a produit 43 spectacles dans 38 lieux différents. 109 493 billets ont été vendus pour un total de 282 représentations. Le Off a offert 1 592 spectacles dans 139 endroits. 6 000 artistes s’y sont produits et ont envahi les ruelles d’Avignon de leur humeur bon enfant, de leurs affiches et de leurs tracts.
Parmi eux, la petite troupe du Centaure qui a présenté, avec pas mal de succès, Revolt. She said. Revolt again. Comme le titre ne l’indique pas, la pièce se jouait en français et aurait pu s’intituler « détruire, dit-elle ». Il s’agissait en effet de détruire le langage, de détruire la domination du masculin sur le féminin, voire de détruire jusqu’aux frontières entre homme et femme, pour les rétablir ensuite afin s’y retrouver un tant soit peu, quitte à ce que ces nouvelles frontières deviennent des caricatures. Pour cela, la metteuse en scène Sophie Langevin découpa son décor de cube, tout en blanc monochrome et monotone, avec de larges bandes noires qui délimitaient des espèces de couloirs de piscine où les quatre protagonistes, incapables de communiquer entre eux, évoluaient comme des nageurs en eau trouble. Le bon jeu des acteurs (Agnès Guignard, Leila Schaus, Denis Jousselin, Francesco Mormino) ainsi que les trouvailles de la mise en scène sauvaient un texte certes souvent drôle, mais dans l’ensemble assez décevant. Mention spéciale encore dans la pléthore des productions du Off pour Nicole Dogue, vieille complice de la troupe du Centaure, qui mit en scène, de façon solide, Isabelle Kancel, actrice toute aussi solide dans Stéphanie Saint Clair, reine de Harlem qui narra l’ascension d’une pauvre Antillaise, descendante d’esclaves, dans le milieu de la pègre new-yorkaise au début du dernier siècle.
Des petites scènes intimes du Off, aux grandes pompes extimes du In, qui débuta, à tout seigneur tout honneur, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Pascal Rambert, un habitué du festival, y mit en mots, en scène… et en pièces Architecture, spectacle fort bavard sur les déchirements d’une grande famille viennoise au temps de l’« Anschluss ». Rambert dit écrire pour le corps et pour les acteurs, eh bien il fit comme ces anciens compositeurs d’opéras qui composaient leurs airs en fonction des caprices de leurs divas. Ce fut donc une (très belle) bataille d’égos entre égaux, issus du who’s who des acteurs français, avec à la tête des Emmanuelle Béart, Arthur Nozychiel, Stanislas Nordey (j’en passe et des meilleur.e.s) un formidable Jacques Weber dans le rôle du tyrannique pater familias.
Le lendemain, la grandiloquence le céda à son contraire. Julie Duclos mit en scène un Pelléas et Mélisande, dont la petite musique n’avait nul besoin d’un Debussy, mais se fonda uniquement sur la mélopée des phrases de Maeterlinck. Ce fut, comme le texte du maître flamand, un spectacle hors temps et espace, entre deux eaux, entre hier et aujourd’hui, entre rêve et vécu ; une féérie diaphane, à la lisière de la mer et de la forêt, du bateau et du château où les cloisons du décor ouvraient au lieu de cloisonner, et où la parole l’emporta sur les vociférations et l’esquisse sur la déclamation. Le jeu juste et nuancé des acteurs, ainsi que l’emploi judicieux et minimaliste des lumières et de la vidéo n’étaient pas sans rappeler le travail d’une Katie Mitchell et nous plongeaient dans une douce pénombre mélancolique.
Il est loin le temps où les Fabre, Cassiers et Co faisaient la pluie et le beau temps et soufflaient le Mistral en Avignon, et pourtant les Flamands continuent à bousculer nos habitudes et à brouiller les frontières. La troupe gantoise Ontroerend Goed prit le théâtre au mot : Schauspiel disent les Allemands, aussi Alexander Devriendt et ses comédiens installèrent-ils dans £¥€$ (vu au Talentlab 2018 au Luxembourg) les spectateurs à des tables de jeu où ils jouaient à la bourse et à l’économie, investissant dans la pierre et la matière, puis dans les services et la communication, enfin dans les fonds et dans les dettes. À l’euphorie des premiers gains succéda la panique de la catastrophe du clash. Le spectateur se laissa prendre au jeu et fut pris au piège. La musique, les lumières, l’ambiance l’envoûtaient pour mieux ensuite le désemparer. Rythme admirable, jeu complice des acteurs, ce spectacle interactif ne fut pas loin d’inventer une autre forme de théâtre.
La maison du thé, mise en scène par Meng Jinghui sur un célèbre texte de Lao She, fut un peu le pendant chinois d’Architecture, l’ennui en moins. Imposants décors, cris des acteurs, effets spectaculaires, on ne comprenait pas grand chose à cette hénaurme chronique du dernier siècle en Chine, mais on passa un bon moment (un peu trop long certes) dans ce spectacle qui tenait du théâtre, de l’opéra, du cirque, et un peu aussi de l’esbroufe.
Les trombones sont des trompettes qui ont perdu de leur superbe, ce sont des binious à qui on le fait plus. Dans son dernier spectacle Granma. Les trombones de la Havane sur les grandeurs et décadences de la révolution cubaine, Stéphane Kaegy revint à la magie de Mnémo, son premier grand succès à Avignon, et la tendresse, du coup, se la disputa à la nostalgie. Comme les vieux Suisses jouaient avec leur train électrique, les vieux Cubains continuent à faire joujou avec la révolution. Fidèle à sa méthode quasi documentaliste, le collectif Rimini interrogea grands parents et petits enfants. La génération des parents a disparu, un peu comme chez Walt Disney. Et d’ailleurs, Cuba n’est-il pas devenu un Disneyland pour touristes, où les Américains n’achètent plus des putes, mais des boules où il neige sur la révolution ? Mais entre Fulgencio B et Donald T, il y eut Fidel C. Quatre jeunes Cubains d’aujourd’hui qui ne sont pas des comédiens, mais des « experts en vie quotidienne », selon la belle expression de Kaegy, dialoguaient devant nous avec leurs grands-parents : Milagro, l’historienne et son aïeule, la couturière ; Christian, le prolo et son grand-père, militaire révolutionnaire ; Diana, la musicienne qui apprit le trombone à ses complices et sa grand-mère, épouse d’un musicien volage ; Daniel, enfin, le bourgeois et son grand-père, ministre castriste. Le soleil des Tropiques inonda jusqu’à minuit le Cloître des Carmes qui se prenait pour le Malecon de la Havane. Les trombones, loin d’être les symboles d’une bureaucratie tatillonne, se métamorphosaient en clubs de golf et en mitrailleuses, la vieille machine à coudre se faisait machine à remonter le temps, et la bouteille d’Evian se devint batte de baseball pour renvoyer la révolution à la figure du spectateur. Les trouvailles de la mise en scène travaillaient notre mémoire et donc notre imaginaire, interpellés avec aplomb par les jeunes non-acteurs. Spectacle actif, hyperactif et interactif qui nous confronta, bobos luxos et parisiens, à la « Gretchenfrage » : qu’en est-il pour toi de la religion révolutionnaire à Cuba ?
Spectacle en miroir le lendemain dans la Cour de l’université où le Congolais Faustin Linyekula déconstruit le mythe de la révolution de Mobutu. L’homme au béret léopard inventa le Ballet du Zaïre pour ajouter une 56e version au mythe fondateur du pays avec himself comme père de la nation. C’est un acteur belge, Oscar Van Rompay, qui raconta Linyekula qui raconta l’histoire des trois danseurs qui racontèrent Mobutu qui raconta le Zaïre. Métahistoire, métathéâtre, mégathéâtre, Histoire(s) du théâtre II, cet espèce de palimpseste s’inscrivit comme deuxième étape dans le projet Histoire(s) du théâtre, inaugurée l’année dernière par Ivo Van Hove. Lobi : ce mot veut dire hier et aujourd’hui, et résume à lui seul le spectacle qui évoqua l’ascension et le déclin du Ballet du Zaïre. Comme Kaegy, son alter ego suisse, Linyekula convoqua sur scène des « experts en vie quotidienne », mais cette fois-ci c’étaient bien des professionnels du show-bizz, à savoir des danseurs du ballet, qu’il embarqua dans un spectacle magnifique avec danses congolaises qui replongèrent le spectateur non sans une certaine gêne, mais avec énormément de plaisir dans le temps des expositions universelles et coloniales avec leurs « zoos humains » où « les noirs avaient le rythme dans la peau ». Comme chez Kaegy, les limites s’estompaient, pour notre plus grand plaisir, entre théâtre, ballet, cinéma et concert. Derrière son projecteur, Oscar, le Belge, avait l’air tantôt d’un voyeur, tantôt d’un inquisiteur, tantôt d’un cinéaste que se serait pris pour Jean Rouch. Aujourd’hui, le dictateur, heureusement, a disparu et le Ballet du Zaïre, malheureusement, n’est plus que l’ombre de lui-même. Et le spectacle, ce soir du 19 juillet, évoluait (aussi) au rythme des bronca des supporteurs algériens qui fêtaient bruyamment la victoire de leur équipe dans la CAN. Eh oui, aujourd’hui, le narratif d’une nation se réinvente dans les stades plutôt que sur les scènes.
On continue à beaucoup danser à Avignon. Pour Outwitting the Devil, Akram Khan, chorégraphe anglais d’origine bangladaise, bien connu au Luxembourg, présenta six danseurs dans de magnifiques tableaux censés illustrer rien de moins que la condition humaine et la destruction de la planète. Le discours se fit littéralement discorps, comme aurait dit Artaud, et ce fut beau, ce fut inquiétant, mais le rythme flancha après quelque 45 minutes, sur une bonne heure et demie de spectacle.
On l’aura compris, Olivier Py nous emmena cette année dans un voyage à travers le temps et l’espace. Après l’Europe, l’Afrique, la Chine et Cuba, Moscou, évidemment, ne pouvait manquer à l’appel. Manqua à l’appel cependant le metteur en scène Kirill Serebrennikov, retenu à Moscou par ce qui tient lieu de justice dans son pays. Dans le bien nommé Outside, l’enfant terrible de la scène moscovite fit revivre Ren Hang, photographe et poète chinois qui s’est suicidé à 29 ans. Inspiré de l’atmosphère parfois glauque, souvent drôle, tantôt grave, tantôt kitsch de l’univers de Hang, ce show dramatique et émouvant finit sur le cri « free Kirill ! »
Le festival se clôtura comme il avait commencé, sur un flop. Lewis versus Alice de Macha Makeïeff se voulait subversif, il ne fut qu’infantile. Dans cette évocation du personnage fantasque de Lewis Carroll, les rares moments tragico-mélancoliques se noyaient rapidement dans une musique qui goûtait la guimauve. « C’est n’importe quoi », disait souvent Alice. On ne saurait mieux dire.
Finissons alors sur une note optimiste, sur un merveilleux spectacle qui narra l’histoire d’hier par des acteurs de demain. Sur plus de cinq heures qui passaient comme moins de cinq minutes, le grand Jean-Pierre Vincent monta avec les élèves du TNS de Strasbourg la trilogie fondatrice du théâtre occidental, l’Orestie d’Eschyle. Décors sobres et austères, jeu tout aussi sobre et austère des acteurs, ce fut du (grand) théâtre, tout le théâtre, rien que le théâtre. Ce spectacle nous a ému aux larmes, preuve que la catharsis n’est pas morte. CQFD.