Pour sa première saison comme directeur du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, Pierre Audi fit la part belle à la création contemporaine et, du coup, le Requiem de Mozart, pourtant enfant emblématique du festival depuis ses débuts, fit presque figure d’anachronisme.
Requiem pour une planète
Le requiem de Mozart en général, le requiem produit à Aix par le chef d’orchestre Raphaël Pichon et le metteur en scène Romeo Castellucci en particulier, est une ode à la mort autant qu’un hymne à la vie. Dans sa « messe des morts », le divin Mozart, récemment converti à la franc-maçonnerie, regarde en arrière vers l’ici-bas, laissant l’au-delà au ciel et aux moineaux, comme le dira bientôt Heinrich Heine. Mozart ne se lamente pas, il console, aussi son requiem est-il est une médecine palliative qui ne rejette pas, le moment venu, l’euthanasie. Nous avons entendu ce chef d’œuvre inachevé des centaines de fois, l’iconoclaste Romeo Castellucci nous l’a donné à voir pour la première fois. Il n’y a pas si longtemps, l’enfant terrible de la (mise en) scène italienne s’est fait conspuer par les intégristes catholiques pour son beau spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu, pourtant pas blasphématoire pour un sou. Sur la belle estrade du Palais de l’Archevêché, il nous a offert cette fois-ci un spectacle (peut-être un peu trop) consensuel qui célébrait l’adieu à un cher défunt, à l’espèce humaine, à la planète, aux idées et aux idéaux, rien de moins, excusez du peu.
Le spectacle débuta sur l’image d’un lit de mort baignée d’une atmosphère toute vermeerienne pour finir avec l’écoulement apocalyptique du mur de scène sur un tas de haillons qui n’était pas sans rappeler cette autre apocalypse que fut Auschwitz. Entre les deux, une heure et demie de moments de sérénité plus que de panique, de révolte aussi avec un quasi-flashback sur le commandeur de Don Giovanni, de recueillement enfin et de méditation. Tout au long du spectacle défilaient sur le mur de scène, tel le tic-tac de l’horloge, les noms d’espèces disparues ou à disparaître, du dinosaure jusqu’au moineau, d’idées et de sentiments nés et à naître, dans un mouvement kaléidoscopique qui allait du loin au proche, du concret à l’abstrait, de l’universel au particulier. Le chœur et l’orchestre Pygmalion sonnaient juste, refusaient l’esbroufe virtuose et enveloppaient (comme un linceul ?) les solistes qui jouaient eux aussi le jeu d’une humilité qui refuse la soumission.
Lenz
« Ach Jungs, ist das gut ! » J’entends encore le baryton de Joe Barnig, feu mon ancien prof d’allemand, quand il déclamait devant nous, potaches ignares, des extraits de Lenz, nouvelle de Georg Büchner, le seul rival de Goethe au panthéon de la littérature allemande. « Hören Sie nicht diese entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit und die man gewöhnlich Stille nennt ? », crie Jakob Lenz, le poète fou, face à ses bienfaiteurs Oberlin et Kaufmann. Des voix donc que les autres, les « normaux », n’entendent pas, eux qui laissent répondre le silence à la souffrance. Büchner n’avait pas 23 ans quand il écrivit ce texte, Wolfgang Rihm n’en avait pas 26 quand il composa cette musique. Et quelle musique ! Un opéra de chambre certes, avec juste quelques instrumentistes (extraordinaire Ensemble Modern dirigé par le non moins extraordinaire Ingo Metzmacher) et quelques voix dont le magistral Georg Nigl en Lenz. Mais distribution minimaliste et parcimonie de moyens ne signifient pas pour autant petite musique de nuit, mais plutôt grande musique de la nuit. Lenz erre dans la nuit de sa raison comme il se perd dans la nuit des Vosges où il est finalement recueilli par le bon pasteur Oberlin, homme de piété, de pitié … et d’impuissance.
Si l’hystérique souffre de réminiscences, comme le constata Freud, la musique de Rihm jouit de ces réminiscences. Le pasteur protestant Oberlin est un contemporain de Bach, des souvenirs du Lied nous rappellent que Lenz est un enfant du Sturm und Drang, le belcanto fait revivre les fameuses scènes de folie des opéras romantiques, le Sprechgesang fait allusion à Woyzzeck, la pièce de Büchner, et Wozzeck, l’opéra de Berg, l’alter ego de Jakob Lenz. Woyzeck, le pauvre soldat inculte, assassine dans une crise de démence sa maîtresse Marie quand Lenz, l’intellectuel, se croit dans son délire coupable de la mort de Friederike, la fille aimée, maîtresse de Goethe de surcroît. Le pauvre Jakob, épigone de Goethe, voulait se (re)construire une identité en imitant le génie de Weimar jusque dans le choix de ses amours. Les deux cas cliniques ont intéressé et inspiré le jeune médecin Büchner.
Qui a dit que la musique contemporaine est rébarbative, qu’elle ne s’adresse qu’à l’intellect ? Le chef d’œuvre de Rihm nous prouve le contraire. Le choc des percussions, l’ironie des violoncelles, la beauté d’un chœur réduit à six voix, le souvenir et l’hommage aux anciens, tout cela tantôt envoûte, tantôt réveille l’auditeur, le rassure et l’inquiète en même temps, à l’image de cet accord si/fa/sol bémol, tout en tension, qui, comme la folie de Lenz, ne se résout pas, mais ouvre et ferme la partition.
La mise en scène d’Andrea Breth rendit hommage aux revendications naturalistes de Lenz sans jamais sacrifier la distance idéaliste à travers notamment un décor où le noir de la nuit confondit, comme un cerveau malade, l’intérieur et l’extérieur, l’âme et la nature environnante. Erlkönig et son inquiétante étrangeté vous saluent bien.
Blank out
Le Sicilien Pirandello aurait pu être le parrain de cette création où l’être et le paraître, le souvenir et l’avenir, le je et le tu jouèrent à cache-cache. La soprano (émouvante Miah Persson) fut seule sur scène et raconta confusément, puis de manière de plus en plus précise, la noyade devant ses yeux de son petit garçon de sept ans. Une vidéo montra ensuite un homme traumatisé par le souvenir de sa mère qui s’était noyée en le sauvant. Les deux finirent par se parler et se toucher dans ce qui devint un véritable pas de deux qui convoqua tous les moyens techniques actuels pour plonger le spectateur, muni de ses lunettes 3D, dans un ravissement visuel et auditif. La virtuosité, autant musicale que technologique, ne fut jamais gratuite et se mit entièrement au service de cet Omni, objet musical non identifié.
Les mille endormis
Le bureau d’un Premier Ministre peut ressembler à une arène de cirque, voire à une cage de fauves. C’est ce que ressentait le public en entrant dans les corbeilles du beau Théâtre du Jeu de Paume pour voir Les mille endormis, opéra du compositeur israélien Adam Maor. Dès avant le lever d’un rideau qui n’existait pas, il se sentit, comme les protagonistes sur scène, mais aussi comme tous les Israéliens, piégé, épié, menacé par mille prisonniers palestiniens, dont la grève de la faim menace la survie de l’État. Les autorités décident alors de les endormir, comme le fait d’ailleurs n’importe quel régime, n’importe où dans le monde. Mais le sommeil des prisonniers prive les citoyens du leur et l’État commence littéralement à se déliter. Nourit, la conseillère du ministre est désignée pour aller saboter les rêves des prisonniers, mais, en cours de mission, elle s’identifie avec l’humanité des Palestiniens et, dans une sorte de Aufhebung toute hégélienne, elle chante un hymne à l’universalité de la condition humaine : « The land is lost, there can be no homeland for mankind, other than the one between one soul and another. » On pense bien sûr au Fidelio de Beethoven, à la Zauberflöte, voire à l’Entführung aus dem Serail de Mozart, mais aussi, plus près de nous, à Britten, toutes ces références étant fondues dans des mélopées et rythmes du Moyen-Orient. Prenant quelques libertés avec le diktat aristotélicien de la triple unicité, l’histoire se déroule sur sept ans, chiffre biblique s’il en est, annonciateur de bien de catastrophes. Terre promise n’est pas terre due, ni perdue d’ailleurs, à condition de ne pas prendre les Écritures au pied de la lettre et d’improviser sur la partition divine.
Le livret, en hébreu, de Yonatan Levy est politique et poétique, drôle et grave, optimiste et pessimiste et n’a suscité aucune réserve, alors que l’époque est à la traque paranoïaque de toute allusion politiquement non correcte (suivez mon regard). La mise en scène signée par le même Levy fit la part belle à un univers déjanté où le Premier Ministre tint d’un directeur de cirque qui n’arriva pas à dompter ses fauves, et dont la conseillère, espèce de chaperon rouge relooké par Tex Avery, suivit un véritable parcours initiatique. Les costumes, signés par notre compatriote Anouk Schiltz, soulignaient le côté BD du spectacle avec leurs couleurs et lumières qui flattaient les yeux sans détourner les oreilles. Le chœur et les chanteurs nageaient avec aisance dans les multiples registres de la partition, véritable patchwork de styles, d’époques et de discours. Mention particulière à la soprano israélienne Gan-ya Ben-gur Akselrod dont le merveilleux timbre seyait aussi bien à l’espièglerie qu’à l’émotion. Elena Schwarz dirigea avec autorité et précision un ensemble Lucilin en grande forme, manifestement à l’aise dans ce répertoire qui convient particulièrement bien au timbre un peu mélancolique, « entre deux mondes », de l’alto, aux harmoniques parfois inouïes des clarinettes et autre accordéon, au rythme des percussions qui bercèrent, mais oui, puis réveillèrent dormeurs et spectateurs. Rendez-vous (rendez vous !) la saison prochaine au Grand-Théâtre à Luxembourg pour un bis amplement mérité.
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
Le titre de l’opéra résume bien la mise en scène très attendue d’Ivo van Hove du chef d’œuvre du duo Weill/Brecht. Un peu décadent dans sa première partie, le spectacle gagna en grandeur dans les deux derniers actes, sans pouvoir faire oublier que les tics vidéo du maître de Gand deviennent de plus en plus des tocs. L’ouragan qui menace Mahagonny nous livra son catalogue d’images faisant allusion aux réfugiés climatiques, autre obsession du grand Ivo. Le spectacle ne manqua pas de belles trouvailles scéniques, mais, dans l’ensemble, cette production nous laissa quelque peu sur notre faim. La faute aussi à la direction, comme toujours précise et entraînante d’Esa-Pekka Salonen, dont le Philharmonia Orchestra nous offrit certes une musique opulente à la belle pâte orchestrale, mais qui manquait de cette agressivité et impertinence si caractéristiques de la musique du Weill d’avant-guerre.