C’est à partir de 1980, lorsque Harald Szeemann organisa pour la première fois une exposition parallèle aux pavillons nationaux de la biennale de Venise, une Apertutto, que s’est définitivement installé le rite du curateur invité. Le curateur, terme remplaçant peu à peu celui de commissaire, est censé élaborer un concept qui justifie le choix des artistes participants et des œuvres exposées. Depuis les onze éditions de la biennale de Lyon, c’est son initiateur, Thierry Raspail, encore aujourd’hui « directeur artistique » de cette même biennale, qui choisit ces personnages, qui sont eux-mêmes censés choisir, structurer, mettre du sens dans l’ensemble d’une présentation qui se diffuse aujourd’hui dans quatre lieux, plutôt à la périphérie qu’au centre-ville de Lyon.
Pour la dixième édition, en 2009, le rôle de curateur avait été attribué à Hou Hanru, lequel avait en l’année culturelle 2007 produit le concept de Trans(cient) City pour la ville de Luxembourg et organisé l’exposition Global Multitude pour la Rotonde 1. Cette année, le rôle de guest-curator est repris par Vitoria Noorthoorn, qui décrit son travail comme celui d’une femme qui voyage, doute et observe un art contemporain qui change rapidement. Elle nous parle d’un monde « tortueux », d’utopie et « des actions terrifiantes commises en son nom ».
D’origine argentine, Noorthoorn a bien compris pourquoi elle a été choisie en premier lieu : la biennale de cette année devait s’ouvrir vers le continent sud-américain. Sur les 78 artistes qu’elle a sélectionnés pour participer à cette biennale de Lyon, 36 sont originaires d’Amérique latine et Victoria Noorthoorn admet volontiers que le titre de la biennale actuelle ne lui est venu qu’en cours de route. A terrible beauty is born, phrase extraite du poème Easter, 1916 par William Butler Yeats est ainsi devenu le slogan d’une biennale qui n’a rien à voir avec les révoltes de 1916 à Dublin, mais plutôt avec un sentiment d’insécurité diffus qui permet de justifier et de labelliser toute une série de mises en scène spectaculaires, intelligentes, exagérées et ridicules. Victoria Noorthoorn n’a pas vraiment choisi, il semble plutôt qu’elle ait joué son rôle sans vouloir trop s’imposer. Cela donne une série d’expositions excentrées sur trois lieux principaux, avec, en plus, une installation assez pauvre au centre-ville de Lyon.
Premier lieu (recommandé, selon les organisateurs, pour commencer la visite) : la Sucrière, un ancien entrepôt sur le quai Rambaud, gentiment restauré tout en gardant un aspect industriel, mais propre sur soi. Sur trois étages s’étale une multitude d’installations et d’accrochages pouvant aller d’un humour très noir jusqu’à un pathos affligeant : Samuel Beckett (avec une installation de sa pièce éphémère Breath de 1969) y est associé à un pauvre Sisyphe tout nu qui semble vouloir arracher des piliers en fer tout en y étant attaché avec des lanières en caoutchouc. (Laura Lima/Brésil Puxador/Pilares 1998-2011). Encore plus direct, pour ceux qui n’auraient pas compris, Barthélémy Toguo, originaire du Cameroun, empile 55 cercueils en bois. Le mini-guide de la biennale confirme : « Ces cercueils sont le constat de l’état dramatique dans lequel se trouvent actuellement les 55 pays d’Afrique. »
Le rez-de-chaussée de la Sucrière, sorte de prologue, fortement mis en scène, avec des ambiances sombres et des lumières tamisées, donne une impression de cirque de la morbidité.
Exception faite d’une série de peintures de Lynette Yiadom-Boake, une peintre britannique qui a réalisé une série de portraits étranges de personnages d’origine métisse ou créole et qui questionne d’une manière bien plus subtile les codes de représentation de la figure et du portrait humains, qu’une bonne majorité des installations et objets exposés dans ce lieu principal de la biennale de Lyon. Cette série de peintures en grand format constitue probablement la véritable découverte de la biennale 2011. Mais les évènements de type biennale ont besoin d’œuvres qui s’imposent presque physiquement et qui restent dans la mémoire des visiteurs. Dans cette perspective, l’œuvre la plus spectaculaire est certainement le Stronghold du Polonais Robert Kumirowski, sorte de gigantesque gazomètre couronné de fils barbelés, dont on ne peut découvrir , (effet très théâtral) l’intérieur que du deuxième étage de la Sucrière. Au centre de ce gigantesque décor de cinéma qui reconstitue une sorte d’archive des années cinquante (étagères de livres et des dossiers alignés en cercle le long des faux murs du tank) il y a un fourneau éteint dans lequel on a clairement commencé à brûler... des livres.
Deuxième étape : le Mac Lyon. Il s’agit du Musée d’art contemporain, concept initié par Thierry Raspail, dont la restauration d’un bâtiment des années 30, conçue par Renzo Piano est tristement coincée entre cinéma Multiplex et Casino (de jeux) Partouche décoré en toc égyptien. Ici Victoria Noorthoorn clarifie son jeu : il y a effectivement dans son choix pour la biennale, lequel comprend beaucoup de nouvelles productions spécialement réalisées pour l’événement, une constante alternance entre spectacle et sobriété conceptuelle. D’étage en étage, on découvre ce contraste, à l’exemple d’une une ancienne œuvre de Cildo Mereiles, La Sorcière sorte de chaos des fils noirs, lesquels se ramènent finalement à la tige d’un balai. Une fois ce choc intellectuel digéré, le sens de la visite ramène le spectateur vers une suite de travaux dont la seule disposition dans l’espace induit le sentiment monacal nécessaire à appréhender une œuvre de John Cage, One, un « long-métrage pour caméra et lumière uniquement ». Pour le Mac, la curatrice réaffirme son assemblage d’une manière peut-être plus coordonnée, mais non moins prévisible qu’au point de départ de la Sucrière.
Le troisième lieu, le plus éloigné du centre-ville, est une ancienne usine située au cœur du district de la soie. Cette intégration de la fabrique de soie Tase, construite en 1925, affirme la volonté de revaloriser ce site, qui ressemble pour l’instant à un terrain d’entraînement pour l’artillerie française, en « projet d’urbanisation ». À l’extérieur de ce bâtiment, en plein dans les débris de destruction et de reconstruction des anciennes usines, il y a l’installation d’un jardin à la française, qui s’avère être la réplique exacte de celui qui a donné le photogramme célèbre de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Ce travail constitue peut-être le commentaire le plus intéressant sur l’organisation d’une biennale qui affirme nous expliquer la terrible beauté du monde, mais qui s’insère sans broncher dans un plan de développement du Grand Lyon.
Quant à l’intérieur de l’usine, le ridicule s’associe au rigolo. Venise avait sa baleine, et bien, Lyon aura son poisson géant, une installation de foire de Michel Huisman qui donne suit à un poulailler de Laura Lima dont les Gala chickens portent des extensions, non de chevelure, mais de plumes de carnaval.
Reste à découvrir en quatrième lieu. Le rez-de-chaussée et le jardin de la Fondation Bullukian, située au centre de Lyon avec pignon sur la place Bellecour. Il n’y a cependant pas grand-chose à voir ni à découvrir dans une exposition assez pauvre de quelques copies de plans et dessins, d’images qualité Youtube, et de reconstructions de maquettes de dômes géodésiques en osier, du sempiternel « Bucky » Fuller dont le travail constitue régulièrement un fonds de commerce facilement ajustable à toutes sortes de concepts d’expositions d’art actuel et de biennales d’art contemporain.
Ce qui résume le mieux la vitesse de croisière de la visite d’une telle expo : s’explique par l’anecdote de la « visite Blitz » du sénateur-maire de Lyon, Gérard Colomb. Vu sur le site de la Sucrière : Monsieur le maire est un homme pressé, accompagné d’un guide, il se fait expliquer, d’abord œuvre par œuvre, ensuite plus rapidement salle par salle les objets qui traînent sur le sol et obstruent la ligne droite de l’entrée à la sortie. La curatrice et le directeur artistique restent à une distance savamment calculée, ils sont présents au même niveau mais distants en même temps. Et ce manège donne la véritable ampleur d’une telle organisation qui a finalement des enjeux bien plus locaux qu’internationaux ou globaux.
Dans son essai récent intitulé « Art and Money » publié sur e-flux.com, Boris Groys développe quelques idées au sujet de la différence notoire entre biennales, comme celle de Lyon, et foires d’art contemporain, comme celle de Bâle. Au premier coup d’œil, l’on pourrait croire que l’une, plus indépendante, serait destinée à un grand public, alors que la seconde catégorie serait bien plus réservée aux collectionneurs-acheteurs. Groys, tout en questionnant cet apparent stéréotype, a sans doute décrit un aspect important de la situation actuelle de la biennale de Lyon. Cet événement dépend non seulement de fonds publics, mais a aussi comme sponsor principal les casinos du groupe Partouche, ce qui relativise certaines de approches bien pensantes d’œuvres associées au concept de Victoria Noorthoorn.
Lors des « journées professionnelles » la semaine dernière, il y avait en face de la Sucrière, la tente blanche qui abritait pour la troisième fois la Docks Art Fair, foire commerciale à laquelle on retrouvait notamment un stand de la Galerie Bernard Ceysson et une série d’œuvres de Bruno Peinado, artiste-skater, encore récemment exposé au Casino (Forum d’art contemporain à Luxembourg). La dichotomie « biennale faussement indépendante » et « foire d’art contemporain foncièrement mercantile » se trouvait, au moins d’un point de vue topographique, réaffirmée ici.
La onzième édition de la Biennale de Lyon est certainement internationale et revendique, à juste titre, le troisième rang des grands évènements publics d’art contemporain, après la biennale de Venise, et la Documenta de Kassel. Mais vu la qualité assez pauvre de la dernière Documenta et la déception de l’exposition thématique lLLUMI-nazione de l’actuelle biennale de Venise, le concept de ces grandes exposition bigarrées, difficilement mises sous la tutelle de concepts d’exposition à théories variables, semble à bout de souffle.