Quelle est la force de l’art ? Telle est la question que se pose le visiteur de l’exposition Kunst/KZ – Art/Camps au Musée national de la résistance à Esch-sur-Alzette. Au moment où l’homme est privé de tout effet personnel, où il est torturé pour lui faire perdre sa libre volonté, où le travail forcé, le froid, la faim et les maladies font partie du quotidien et où il vit dans la conscience qu’il peut être mort du jour au lendemain, la production artistique paraît l’un des seuls moyens de se sentir humain. Dans les camps de concentration et d’extermination nazis, le dessin, mais aussi le récit de poèmes, le chant, la musique ou même le théâtre ont permis aux détenus de garder des liens avec leur passé et les valeurs éthiques.
Dans un premier temps, les gardiens des camps contraignaient les détenus artistes à décorer les lieux utilisés par les SS et à laquer les cercueils. D’autre part, certains gardiens commanditaient des œuvres, notamment des cartes de vœux, paysages ou portraits de familles, aux détenus. L’exposition Kunst/KZ – Art/Camps, condensée et intense par ses écrits sur la survie dans les camps, témoigne du fait que la majorité des œuvres fut réalisée par les déportés dans la clandestinité et dans la peur constante que la découverte de leur production pourrait entraîner la torture, voire la mort.
Alors que les œuvres réalisées au nom des SS devaient suivre l’idéologie nazie, les dessins clandestins furent souvent effectués dans un style documentaire. Le matériel était limité. Une majeure partie des œuvres exposées au Musée national de la résistance sont donc des dessins au crayon sur du papier ou du carton. Démunis de leurs possessions matérielles, les déportés devaient soit « voler » leur matériel dans les entreprises où ils étaient forcés de travailler, soit le fabriquer à partir de matériaux comme le calcaire, la rouille, les brosses à dents ou encore de la soupe.
Les récits des survivants font ressortir que la production artistique aidait à oublier temporairement la condition misérable et à ne pas totalement perdre le sentiment du beau. Elle permettait aussi de garder un souvenir des membres de famille ou des codétenus morts, les internés n’ayant pas le droit de garder des photographies des proches. Yvonne Useldinger dessine ainsi le portrait de son frère de mémoire. Lily Unden, sa codétenue à Ravensbrück, réalise un dessin d’après une photo de la fille d’Useldinger que cette dernière a la permission de contempler pendant 30 minutes (Portrait de Fernande).
Les dessins émouvants qu’Edmond Goergen réalise à Mauthausen quelque temps avant voire après sa libération et qui sont publiés dans le livre Geôles sanglantes documentent la survie aux camps, les détenus amaigris, les morts et le four crématoire au sous-sol de l’infirmerie du camp. Le croquis des Cascades de la mort montre un escalier qui menait du camp à une carrière de granit. Cet escalier, où les détenus montaient continuellement en portant des pierres lourdes, reste gravé dans les mémoires comme lieu représentatif des atrocités des SS, qui, par pur plaisir, faisaient tomber un déporté du haut de l’escalier entraînant lors de sa chute une dizaine d’autres détenus dans la mort.
Une autre œuvre impressionnante de l’exposition est la sculpture Les prisonniers politiques du prêtre normand Jean Daligault. Deux détenus sont liés dos à dos par des menottes aux poignets. Ils devaient se tenir ainsi trois jours et nuits sur la place de rassemblement, une pratique de « châtiment » courante à Hinzert. Daligault, exécuté la veille de la libération du camp de Dachau, offrait cette sculpture à Lucien Wercollier, son codétenu à Hinzert, qui s’en inspire pour sa sculpture en bronze Prisonnier politique. Pendant son incarcération à Hinzert, Daligault faisait partie de l’atelier de peinture, ensemble avec les artistes luxembourgeois Foni Tissen, Lucien Wercollier et Albert Kaiser. Même si les peintres bénéficiaient d’un traitement moins cruel que celui infligé aux autres internés des camps – ils profitaient par exemple de rations alimentaires supplémentaires en échange d’œuvres –, ils ne pouvaient cependant se soustraire à l’humeur aléatoire des gardiens. Ainsi, Tissen, libéré en 1943, souffrait encore longtemps de problèmes auditifs et de vue à cause des coups qu’il avait reçus sur la tête.
Parmi les œuvres réalisées après la libération, il convient de mentionner l’autoportrait de Foni Tissen en tant que détenu (Autoportrait – Hinzert). Le croissant de lune sur sa veste indique qu’il a participé à la grève générale de 1942 déclenchée suite à l’enrôlement de force de citoyens luxembourgeois dans l’armée allemande. Le signe en « V » que Tissen montre des doigts renvoie à la victoire et à l’esprit rebelle contre un système atroce et répressif, un esprit rebelle qu’il partageait avec ses codétenus résistants. D’autres artistes eurent moins de chance et n’ont jamais revu leur patrie. On peut notamment citer le peintre Guido Oppenheim, l’artiste Arthur Michel et le chanteur et musicien Josy Zinnen, qui périrent dans les camps.
Aujourd’hui, à l’ère de la diffusion en masse des images de guerres et d’horreur par les médias et d’un estompement progressif des souvenirs vifs de la Seconde Guerre mondiale, quelle est la conception que nous avons de la torture et de la mort ? L’exposition au Musée national de la résistance ne sert pas seulement de rappeler la nécessité, même le devoir, de ne pas oublier les cruautés dont l’homme est capable. Elle permet aussi de prendre conscience que la créativité et l’art, qui sont les premiers auxquels on coupe les moyens en temps de crise, font partie des derniers repères qui restent à l’homme lorsqu’il ne dispose plus de rien.