« Lust auf ein Gewaltspiel ? » – « Envie d’un jeu violent ? Envie degagner un iPod ? » demande une petite affichette qu’on retrouve partoutdans les couloirs du bâtiment VI du campus Walferdange de l’Universitédu Luxembourg. C’est le siège de la cellule multidisciplinaire Inside (Integrative research unit on social and individual development) de laFaculté des lettres, des sciences humaines, des arts et des sciences del’éducation. À y regarder de plus près, il ne s’agit pas d’une publicitédouteuse pour l’ouverture du nouveau supermarché de l’électroniqueà Belval, mais d’une annonce de recrutement volontairement provocatrice de deux doctorants qui cherchent des bénévoles pour participer à une expérience sur les effets des jeux vidéo violents.
Le projet est placé sous la tutelle d’André Melzer, psychologue spécialisé dans l’étude des effets des médias, chercheur post-doctorant dans l’axe de recherche AASC (Anger and Aggression in Institutional and Social Contexts), qui vient d’ouvrir un nouveaulaboratoire de recherche sur les médias, Mexlab. Dans ce cadre, il vientde participer au colloque international More Fun, More Risk – Videound Computerspiele als Herausforderung für den Jugendschutz à Berlin et organise, à partir de lundi prochain, 10 novembre, une série de conférences de quelques-uns des chercheursles plus pointus dans le domaine du jeu vidéo à l’Université1.
Par pur hasard, parallèlement à l’Université du Luxembourg, la commission des Médias de la Chambre des députés vient de se pencher sur le marché et les dangers des jeux vidéos, dans le cadre de son analyse d’une série de communications de la Commission européenne concernant les nouveaux médias. Le document Com(2008) 207 émet ainsi des recommandations aux pays membres, essayant de concilier liberté d’expression des créateurs, liberté des joueurs, respect du marché (ayant correspondu à 6,3 milliards d’euros en Europeen 2006 et pourrait monter à 7,3 milliards cette année) et protection desconsommateurs, en particulier des mineurs. « Dans le domaine des médias, j’estime qu’on ne doit pas trop réglementer, car on risque très vite de glisser vers la censure, » est l’approche du président de la commission parlementaire (et ancien journaliste) Lucien Thiel (CSV).
Lors de la réunion de la commission consacrée au sujet, le 27 octobre, un fonctionnaire du Service des médias, résuma sans détours que « dans notre pays, c’est la liberté de commerce qui est privilégiée ». La Commission européenne estime que l’industrie des contenus est une des plus dynamiques en Europe actuellement, et pourrait connaître une croissance supérieure à celle des États-Unis dans les années à venir. Et le grand-duché cherche toujours de nouveaux acteurs prêts à s’implanter dans son pôle nouveaux médias.
Le Luxembourg adopterait-il donc ici, comme pour les journaux auXVIIIe siècle et les médias audiovisuels au XXe siècle, une politique deniche ultralibérale, faisant du pays un havre qui favorise l’esprit d’entreprise au détriment de la mainmise d’un contrôle étatique ? Ou assiste-ton au même laisser-faire que, par exemple dans le domaine de la chronologie des médias pour la sortie des films en vidéo ou le payement de droits d’auteur pour les chaînes de télévision que le Luxembourg n’a jamais respectés, aussi parce que le marché est si limité ?
En ce qui concerne la pratique des jeux vidéos, on ne dispose que de très rares statistiques, qui semblent en plus assez douteuses : ainsi, le Ceps/Instead a réalisé, en 2004, pour le compte du ministère de la Culture, une enquête sur les taux de pratiques sportives et culturelles des jeunes âgés de six à 19 ans (publiée dans le Rapport annuel 2007 du ministère), selon laquelle seul 1,1 pour cent (le taux le plus bas de tous les hobbys) de ces jeunes s’adonneraient aux « jeux vidéo, playstation, gameboy ».
Ce chiffre est peu probable, car en moyenne européenne, 40 pour centdes gens interrogés, tous âges confondus, affirment jouer entre six et quatorze heures de jeux vidéos par semaine2. Selon les chiffres les plus récents du Statec sur l’équipement des ménages, 36,2 pour cent de ces ménages avaient une console de jeux en 2006, le Luxembourg se situerait donc dans la tendance européenne.
Et la pression quant à une régulation des nouveaux médias monte, aussibien de la part de l’Union luxembourgeoise des consommateurs parexemple, qui « exigeait » carrément en avril de cette année, « l’interdiction des jeux de tir ou ‘killer games’ », que de la part des services et associations oeuvrant dans le domaine de la protection de la jeunesse. Le ministère de la Famille et celui de l’Économie viennent de mettre en place, la semaine dernière, une action commune, avec le Service national de la Jeunesse, qui vise à sécuriser l’Internet dans les maisons des jeunes, qui bloque l’accès aux contenus illégaux pour les jeunes. Protection ou censure ? La frontière entre les deux est souventtrès fine et ça sent vite le soufre.
Dans une prise de position intitulée « Faut-il interdire les jeux vidéo violents » (Tageblatt, 27 octobre 2008), Christophe Schiltz des Jeunesses socialistes s’emporte : « La tentative d’interdireces jeux, qui s’insère dans la (il)logique répressive qui semble êtrede mise aujourd’hui, fait uniquement preuve d’impuissance politique, d’activisme populiste et d’un manque de compréhension éclatant des problèmes des jeunes d’aujourd’hui. »
Or, le scientifique André Melzer a conscience des risques qu’il y a desdeux côtés, aussi bien d’une approche trop restrictive que d’un excèsde libéralisme. « Il nous faut une discussion réfléchie, calme. Car commepour toutes les choses qui nous amusent, il y a des côtés obscurs dans les jeux vidéo, » dit-il. Joueur lui-même, il n’ignore nullement le plaisir qu’on prend devant sa console – 80 pour cent des joueurs le font simplement pour s’amuser, 55 pour cent pour relaxer et évacuer le stress –, et, de part son métier de psychologue, connaît les bénéfices des jeux sur certaines compétences cognitives, sensorielles et sociales3.
Mais, il n’ignore pas non plus les dangers d’un accès illimité aux jeux violents, tout en se battant contre le raccourci gamer = criminelpotentiel. Le massacre de la Columbine Highschool aux États-Unis en 1999, dont les auteurs se seraient, toujours selon ce raccourci, motivés en jouant de ces jeux, fut l’exemple le plus célèbre et le déclencheur des premières mises en garde. Depuis, la recherche a fait des avancées considérables et la relation entre ceux qui viennent de s’exercer à la violence virtuelle et le passage à des actes violents dans la vie réelle, neseraient-ils que verbaux, est clairement établie. Toutefois, le jeu vidéone peut jamais être stigmatisé comme l’unique déclencheur d’un passage à l’acte. D’où la certitude d’André Melzer : « Il faut réguler, contrôler etlimiter l’accès à ces jeux ! » Mais pour lui, une régulation ne peut en aucun cas être imposée, au risque d’être vécue comme une censure, mais devrait être élaborée en commun par tous les acteurs : l’industrie des contenus, qui développe les jeux, la politique, en légiférant, et les parents, qui doivent aussi contrôler les jeux de leurs enfants et les sensibiliser aux dangers potentiels. Le cycle de conférencesde l’Université du Luxembourg vise clairement à sensibiliser non seulement les étudiants, mais aussi le grand public, y compris les décideurs politiques, au sujet.
Toutefois, une première prise de conscience a déjà eu lieu : le députéGilles Roth (CSV) a posé, en mai de cette année, une question parlementaire sur les dangers des jeux vidéo violents à la ministre de la Famille, Marie-Josée Jacobs (CSV), qui, dans sa réponse, renvoie aux initiatives de prévention comme le Luxembourg Safer Internet (Lusi), les services de consultation psychologique ou les projets d’éducation aux médias que le ministère co-finance. En outre, le Luxembourg vient bien d’adhérer au système de classification de jeux Pegi (PanEuropeanGameInformation), par lequel les producteurs s’imposentun autocontrôle et rangent les jeux selon leur degré de violence, desexe ou de gros mots et leur attribuent une limite d’âge. Le tout estsignalisé par pictogrammes facilement compréhensibles sur la pochettedu jeu. Ce système est donc désormais aussi applicable au Luxembourg– bien qu’il l’était déjà de fait par l’importation des jeux sur le marchégrand-ducal –, et le Conseil national des programmes (CNP) a désormais un délégué dans les organes du Pegi, mais il n’est pas prévu de le transcrire dans la législation. Pourtant, il pourrait l’être aussi bien dans celle concernant les médias électroniques que dans celle sur la protection de la jeunesse.
Depuis Platon et son scepticisme visà-vis de l’écrit, il y a toujours d’abord eu une attitude de rejet vis-à-vis des nouvelles cultures populaires, la bande dessinée, le rock, la télévision, la radio, le cinéma, Internet... Et maintenant les jeux vidéo – dont les origines remontent d’ailleurs aux années 1950, le premier jeu démocratique, Pong, a été lancé en 1973. Que l’on demande d’abord l’interdiction pure et simple de ces phénomènes, en en appelant à l’ordre public et aux bonnesmoeurs, ne peut que rendre sceptique.
Ce n’est pas parce qu’il existe des magazines porno qu’il faut interdire la presse. Mais une autorégulation, et une orientation pour les parents,qui sont souvent désoeuvrés devant les pratiques de leurs enfants,semblent incontournables, aussi au Luxembourg.
Reste la grande question de la mise en oeuvre d’un tel contrôle. Tom Krieps, le président du Conseil national des programmes (CNP) et membre du LSAP, concède qu’à l’heure actuelle, ni Internet, ni les jeux vidéo ne sont contrôlés chez eux – bien qu’en théorie, les définitions de la loi sur les médias électroniques l’y autoriserait déjà. Et constate que les demandes allant dans ce sens augmentent de la part du public. Lamise en oeuvre de la nouvelle directive Services des médias audiovisuels, obligatoire d’ici fin 2009, sera l’occasion, pour le CNP, de réfléchir à son rôle dans la régulation des nouveaux médias : « Le processus qui nous attend d’ici-là sera long et délicat, car nous devrons définir quels domaines il faut réguler, et qui sera responsable du contrôle. »
Le reproche de ses pairs européens quant à une concurrence déloyaledu Luxembourg en matière de médias, qui accueille par exemple desopérateurs de télévision ne voulant plus se soumettre aux règles et régulateurs des pays destinataires de programmes – notamment la Belgique et les Pays-Bas en veulent au grand-duché à cause des programmes de RTL Group – ne concerne pas encore les jeux vidéos.
Peut-être parce que le grand-duché n’abrite pas de gros producteurs de jeux ou de contenus4, mais est un simple marché passif. Au final, c’est toujours aussi une question de gros sous.
1 La série s’intitule Computerspiele nutzen : Wirkungen – Chancen – Gefahren et commence lundi 10 novembre à 17h30 avec une conférence d’André Melzer de l’Université du Luxembourg sur la possibilité de mesurer les effets des jeux vidéo violents. Le 17 novembre à 17 heures, Douglas A. Gentile de l’Université de l’Iowa parlera de « Cutting Edge Research on Video Game Effects and the Implications of Rating Systems ». Le 1er décembre à 17 heures, Craig A. Anderson de l’Université de l’Iowa présentera« Media Violence and the Development of Aggressive Personality ». Le cycle se terminera le 8 décembre à 17 heures avec la conférence de Christoph Klimmt de l’Université de Mayence sur « Spielermotivation und Medienkompetenz : Vernachlässigte Fragen in der Debatte über gewalthaltige Computerspiele ». Toutes les conférences se tiennent à Walferdange et sont ouvertes au grand public.2 Contre 47 pour cent de télévision, 46 pour Internet et 46 pour les amis et la famille. Source : étude Video Gamers in Europe 2008 de la Interactive Software Federation Europe ; www.isfe.eu.3 Dans son livre Everything Bad is Good for You, l’écrivain et journaliste américain Steven Johnson les décrit avec humour et verve (Riverhead Books, USA, 2005)4 Au 30 juin de cette année, seules deux compagnies luxembourgeoises étaient parmi les signataires de la charte Pegi, à savoir TDK et THQ Wireless.