Les relations entre la presse et le Conseil d'État sont ambiguës. Les avis de la Haute Corporation sont d'une part une excellente occasion pour le journaliste de s'en prendre à la politique gouvernementale sans pour autant sacrifier la fausse apparence d'«objectivité». La composition et le fonctionnement du Conseil d'État répondent, d'autre part, à des règles niant tout besoin de démocratisation et de transparence, et devraient donc être en contradiction avec les réflexes mêmes de la presse. Si la gloire et les confortables indemnités privilégient les «sages», la presse a le privilège de commenter le travail du Conseil d'État davantage que ce n'est le cas en retour. L'exception confirmant la règle, la Haute Corporation a publié début du mois son avis sur le projet de loi «sur la liberté d'expression dans les médias».
La ligne directrice de l'avis est simple, mais efficace: Au législateur les grands principes, au juge l'application dans le détail, pourrait-on la résumer. Le Conseil d'État s'oppose ainsi à toute une série de dispositions très détaillées du projet de loi, nées souvent en réaction à des événements récents, mais qui résultent, en fin de compte, à rendre les textes obsolètes après très peu de temps. Et quand on sait que la dernière loi réglant la liberté de presse date de 1869, il y a en effet lieu de l'éviter. Les «sages» ont cependant raté l'occasion pour rayer l'aberration de l'exigence d'une distinction entre «fait» et «commentaire» dans un article de presse. Il ne semble pas se trouver de linguiste parmi eux.
On retrouve la tendance d'insister sur les principes en matière de protection des sources du journaliste (la définition des limites serait à laisser au juge), de publication de la ligne éditoriale (à éliminer du projet), du droit de réponse (à ne pas sur-réglementer) ou encore en matière de présomption d'innocence (un jugement ne devra être publié obligatoirement qui si l'accusé était en effet jugé coupable d'avance).
Le point le plus important auquel s'applique cette approche du Conseil d'État est sans doute la responsabilité civile des journalistes. Les associations de journalistes voient d'un très mauvais oeil, alors que le droit pénal est désuet, que leurs membres se fassent citer devant les tribunaux sur base des fameux articles 1382 et 1383 relatifs à la responsabilité civile. Sans surprise, le Conseil d'État refuse que les journalistes puissent échapper à ces règles de base de notre système judiciaire. Il rejette cependant aussi l'idée qu'une loi puisse définir les cas précis dans lesquels le juge aurait à intervenir. C'est l'affaire de la justice, selon les «sages».
Or, le problème de la responsabilité civile en matière de presse est moins l'application du principe que l'interprétation qui en a été faite par les magistrats. Force est de constater que sur base des mêmes textes, les juges luxembourgeois et belges ont développé des jurisprudences bien divergentes: plus libérale en Belgique, plus répressive au Luxembourg. Car, en fin de compte, tout dépend de la définition de ce qu'est une «faute» quand on est un journaliste.
Le projet de loi arrive cependant - heureusement - avec un peu de retard sur la réalité.
À coups de pénibles condamnations par la Cour de justice des droits de l'homme de Strasbourg et de jugements plus équilibrés par une nouvelle génération de juges, les condamnations au civil de journalistes - ou leur absence - respectent aujourd'hui davantage le principe fondamental de la liberté de la presse. Même s'il reste choquant que l'hiérarchie de la magistrature ne semble porter plus d'importance à une condamnation d'un de leurs arrêts pour violation des droits de l'homme qu'à un banal renversement d'un jugement par une Cour d'appel.
Le Conseil d'État ne laisse pas toutes leurs libertés aux magistrats. Il insiste au contraire que la référence à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et donc la jurisprudence de la Cour, soit renforcée dans la loi. Il précise que le devoir d'«exactitude» et de «véracité» du journaliste est une obligation de moyens, pas de résultat. Il rappelle enfin qu'en 1997 la Cour de cassation a arrêté que «la portée des articles 1382 et 1383 du Code civil n'est pas limitée en matière de presse, la qualification de la faute tenant compte, comme dans tous les autres domaines, des spécificités de l'activité du journaliste».