Mercredi 2 avril 2003 dans le journal du soir de RTL Télé Lëtzebuerg: la guerre en Irak passe en huitième position, après un reportage sur le braquage d'un supermarché, une décision judiciaire concernant une décharge, la pneumonie aiguë SARS arrivée en Europe, l'annonce d'un match de football, les comptes-rendus de la politique nationale. Le JT a retrouvé la normalité au quatorzième jour de la guerre. «Ne risque-t-on pas de se lasser très vite de cette guerre?» avaient pourtant encore demandé trois jours plus tôt, lors de l'émission Impuls Débat les animateurs Caroline Mart et Tom Graas. Et les historiens invités sur le plateau d'acquiescer tout en affirmant trouver cela choquant et pervers.
Jeudi 20 mars pourtant, après que cette guerre si prévisible eut commencé à 5.30 heures du matin, RTL Télé Lëtzebuerg avait encore eu recours aux grands moyens pour la couvrir: émission spéciale de plus d'une heure, djingle Krich am Irak, table-ronde avec des politiciens et des politologues, plus bien sûr les incontournables micro-trottoirs. Et une couverture exhaustive du walk-out de quelque 15000 élèves à travers le pays. Cette indignation spontanée des lycéens qu'on dit ignares et passifs avait soudain participé à une prise de conscience sur le degré d'implication des jeunes dans une guerre qui se passe à des milliers de kilomètres de leur vie quotidienne. «Nous avons déjà gagné une bataille, affirma Luc Ramponi de Jugend fir Fridden a Gerechtegkeet dimanche à la télévision, c'est celle contre l'ignorance! Les jeunes s'informent désormais sur ce qui se passe.»
Et, s'ils s'informent beaucoup par Internet, la référence reste néanmoins la télévision. Pourtant, il suffit de zapper entre les chaînes européennes - notamment allemandes et françaises, celles dont les gouvernements se sont engagés contre la guerre - et les chaînes internationales ou américaines, notamment CNN ou NBC, pour constater que les comptes-rendus seront souvent diamétralement opposés. Comme s'il ne s'agissait pas de la même guerre. Les quelque 500 journalistes qui sont «embedded», incrustés, dans les troupes américaines, ont forcément une vision très partiale des événements. Habillés en uniforme, munis de casques, ils ont abandonné toute neutralité qui pourtant devrait constituer la base même de leur métier et qui, dans d'autres conflits, notamment en Yougoslavie encore, avait souvent constitué une assurance tout risque pour leur sécurité. Comme lors de la prise d'otage de Wasserbillig, la caméra devient ici une arme.
D'ailleurs il n'est pas tout à fait vrai de prétendre qu'il s'agit là d'une radicale nouveauté. Les photographes de guerre, comme notamment Tony Vaccaro, qui exposait au début de cette année encore ses Shots of War au Musée d'histoire de la Ville, étaient souvent soldats durant la deuxième guerre mondiale. Ce qui a changé en soixante ans, c'est l'immédiateté de la transmission, le direct. Ce qui a changé pour CNN depuis 1991, c'est que son monopole est tombé dans la région, par l'arrivée e.a. d'Al Jazeera. L'enjeu de cette guerre est non seulement capital pour les gouvernements des alliés en termes de géo-stratégie, mais aussi pour les médias, qui y jouent leurs parts d'audience: la seule chaîne CNN aurait dépêché 250 collaborateurs dans la région du Golfe pour un investissement de plus de 25 millions de dollars, rapportait le Spiegel du 31 mars. Si la chaîne d'Atlanta base sa réputation sur sa couverture de la deuxième guerre du Golfe, elle a des taux d'audience à améliorer, notamment face à des concurrents agressivement patriotiques, comme Fox News.
D'ailleurs, si aujourd'hui autant de journalistes sont sur le front, c'est notamment parce qu'en 1991, tous les médias se plaignaient d'être tenus loin des combats et de ne pas savoir ce qui s'y passait. Aujourd'hui, ils savent et voient beaucoup plus, mais ils ne transmettent que la moitié. En cela, l'émission de Daniel Schneiderman sur France 5, Arrêt sur images (dimanche entre 12h35 et 13h35) est souvent riche en enseignements: scrutant les angles élargis, les petits indications, ses enquêteurs démasquent catégoriquement les mises en scène et les censures ou auto-censures.
Deuxième nouveauté de cette guerre: après les faux charniers de Timisoara, après la deuxième guerre du Golfe, les télévisions mettent en garde contre leur propre logique, leurs propres dérives. «Die Bildvermittler in den Medien teilen schon vorab alle Bedenken, die man mehr oder weniger klug formulieren könnte. Ja, sie werden nicht müde, die Unverlässigkeit ihrer Bilder, das System der Bildproduktion durch den Krieg im Krieg, ihre eigene redliche Ratlosigkeit und den Mangel an überprüfbarer Aussagekraft ihres Materials zu betonen,» commente un des meilleurs critiques de l'image du moment, Georg Seesslen (taz, 2 avril 2003). Et, plus loin : «Die Strategen aller Seiten haben den Krieg und seine Bilder von vorneherein so fundamentalisiert, dass es keine Reflexion geben kann. Nichts produziert so viel Ohnmacht wie Geheimnislosigkeit.» Noyées dans le flux incessant d'images en tous genres, documentaires ou fictionnelles, ces images de guerre deviennent quelconques.
«Il est fondamental de contrecarrer la propagande à l'école, souligna l'enseignant Alain Meyer lors de l'émission Impuls de dimanche. On peut le faire en montrant aux élèves comment fonctionnent les images, en leur expliquant ce qu'est un angle ou un montage.» Et Paul Lesch, historien du cinéma et spécialiste de la propagande, d'enchaîner: «L'analyse de l'image manque cruellement dans nos écoles! Certes, il existe des initiatives isolées, comme l'Uelzechtkanal par exemple, mais il serait essentiel que cela soit généralisé.» Avec plusieurs collègues pionniers en la matière, il vient de fonder l'AEACA, l'Association pour l'enseignement de l'audiovisuel, du cinéma et des arts acoustiques, qui s'engage pour une formation professionnelle aux métiers de l'audiovisuel, mais aussi pour que l'analyse de l'image devienne partie intégrante de la formation dans les lycées.
Un des plus fervents défenseurs de cet enseignement est Georges Fautsch, professeur au lycée de Diekirch, cofondateur de la mythique Afo Films et initiateur du projet d'établissement L'oeil écoute dans son lycée. Il est le président de la nouvelle association et lutte avec tous les moyens pour l'introduction d'un bac audiovisuel au Luxembourg. Or, il ne trouve plus guère de soutien auprès du ministère de l'Éducation nationale: dans sa logique du Back to basics, Anne Brasseur est en train d'abolir toutes les matières qui ne sont pas liese-schreiwen-rechnen, lire, écrire et calculer.
Depuis son arrivée au ministère, les subsides pour le projet de Diekirch ont été annulés, mais Georges Fautsch continue avec les moyens du bord. «Nous avions développé un projet-pilote pour l'introduction d'une section 'Communication et multimédia', elle aurait pu fonctionner au Lycée de garçons d'Esch, à l'Athenée de Luxembourg et ici à Diekirch. Depuis, nous n'avons plus aucun écho du ministère!» Alors Georges Fautsch veut fédérer tous ceux qui, de façon plus ou moins poussée, ont lancé de telles initiatives dans leurs écoles - quatorze projets actuellement - pour faire du lobbying. Parce que l'image est un langage qui fait partie de la culture générale, tout simplement.
«Une section audiovisuelle irait bien plus loin que la seule technique, affirme-t-il, bien sûr que l'on y apprendrait aussi les bases que sont les langues, et d'autres matières, comme la chimie ou l'économie pourraient être appliqués à ce champ.» En même temps, il est assez d'accord avec ce qu'affirmait l'historien Denis Scuto à l'émission Impuls dimanche: «Il est clair que dans l'enseignement aux médias comme nous l'entendons, nous fabriquons des étudiants qui seront nettement plus critiques, estime Georges Fautsch. Or, ni l'école ni les politiques n'aiment les étudiants critiques et contestataires. Car ceux-là vont alors aussi contester leur autorité à eux, il faut beaucoup plus discuter avec eux. Mais nous formons des étudiants qui sont nettement plus ouverts et sont capables de penser plus loin.»
Ironie de l'histoire: le jour même du début de la guerre, le Conseil national des programmes organisait un colloque sur «l'Éducation aux médias, compétence médiatique: un défi pour le Luxembourg». Anne Brasseur s'était faite excuser. À la télévision, le même soir, la première victime de dommages collatéraux fut Joy Hoffmann et son émission Cinémag... qui parle d'images aussi, celles du cinéma.
Pour lire l'image dans toute son envergure, pour analyser ses enjeux, il faut s'approprier son vocabulaire. Si des images de prisonniers de guerre américains furent diffusées en boucle comme des trophées sur Al Jazeera et les autres chaînes arabes dimanche 23 mars, elles furent ressenties comme humiliantes par les chaînes américaines et uniquement diffusées «floutées» aux USA. Si des images d'enfants irakiens blessés par les bombardements américains ou ces cadavres de victimes innocentes abattues à bout portant dans leur minibus par des soldats américains paniqués devant la menace d'attentats-suicides sont avant tout diffusées par les chaînes arabes et européennes et que CNN les ignore toute la journée, l'école aurait là des exemples marquants et en temps réel du fonctionnement de la propagande et à quel point la surinformation n'est qu'un leurre, qu'il s'agit toujours autant de désinformation.
«Chaque côté fait ici de la propagande, affirma dimanche Paul Lesch, les Américains, les Irakiens mais aussi les pacifistes. Certes, ces derniers ont peut-être un avantage moral, mais c'est de la propagande quand même. On doit toujours se poser la question du choix et de la représentativité des images. Et, de fil en aiguille, on en arrive alors très rapidement à la question de la responsabilité du rédacteur en chef». C'est le responsable de la rédaction qui décide quelle couverture et quelle place sont accordées à un événement. Au Luxembourg, tous les médias doivent traiter l'information sur l'Irak de deuxième main, tous doivent pouvoir faire confiance aux informations et images d'agence qu'ils ne peuvent vérifier eux-mêmes. Et tous, sans exception, condamnaient ce qu'ils considéraient être une guerre d'agression.
Connaissant la tendance à la hausse de la consommation de médias en temps de crise ou de guerre, le groupe Editpress a même essayé d'en faire un argument de vente pour ses journaux. «Tageblatt - Le Jeudi: La guerre contre l'Irak a commencé!» clamaient les affiches placardées dans toute la ville. Une petite vignette quotidienne avec des soldats dans le sable essaie d'attirer les lecteurs du Tageblatt vers son site Internet. Le Luxemburger Wort quant à lui tente de réaffirmer son amitié pour les Américains en accordant une grande «interview exclusive» à l'ambassadeur Peter Terpeluk jr. (LW, 28 mars 2003).
Après quelques jours d'images vertes - prises de nuit - des premiers bombardements de Bagdad, après des heures et des heures d'images pixellisées filmées par une webcam solitaire et transmises par vidéophone, la guerre est aujourd'hui banalisée. Nous nous levons avec les soldats, nous les regardons sur CNN distribuer des chewing-gums à des enfants - comme nos parents nous le rapportaient de la deuxième guerre mondiale -, nous traversons les plaines du désert et ses tempêtes de sable avec les chars et nous nous demandons si le dernier Saddam Hussein à être apparu à la télévision est un sosie ou non, alors que le général Tommy Franks et son homologue irakien nous sont devenus familiers.
«Das Problem dieses Krieges ist offensichtlich, dass er zu leicht verstanden wird, continue George Seesslen dans la taz. Kein Krieg der letzten Jahre hat so viel militärisches 'Wissen' in der Zivilgesellschaft erzeugt und so viel militarisierte Sprache, ein militärisches Wissen, das sich entvirtualisiert und enttechnologisiert hat und stattdessen wohlig in alten Kriegserinnerungen ruht. Daher produziert er auch auf der anderen Seite so viel Dummheit. Offensichtlich ist dies auch ein Krieg gegen die Moderne».
CNN a créé un spot pompeux pour vanter ses émissions sur la guerre, le Pentagone aurait fait faire les décors de son quartier général par un designer, la guerre a commencé avec un count-down, comptant les minutes jusqu'à l'expiration de l'ultimatum que George W. Bush avait lancé aux Irakiens... Comme des loups, les cameramen se pressent autour des victimes ou sur les camions qui distribuent l'aide humanitaire. Tout cela est pervers. Comme si montrer était une alternative à expliquer et analyser, alors que c'est son contraire. «Warnography» est le terme si juste forgé par les analystes.