Presse et journalisme

Vulnérables

d'Lëtzebuerger Land vom 18.07.2002

Dans la première mouture de la prise de position discutée par le bureau du Conseil de presse lors de sa réunion de vendredi dernier, 12 juillet, il était prévu d'émettre un blâme, voire de condamner - sans connaître leurs noms - ceux ou celles de ses membres qui avaient informé le journal satirique Den Neie Feierkrop sur le contenu de la réunion soi-disant confidentielle de rédacteurs en chef de 17 médias luxembourgeois, convoqués le 10 juin dernier par la grande-duchesse Maria Teresa pour des confidences que personne n'avait demandées. Or, dans la version officielle, envoyée le jour même aux médias pour publication, ce passage a disparu, le texte ne retient que quelques grandes lignes de bonne conduite pour ses membres et annonce une lettre d'intervention auprès du maréchalat de la cour pour s'enquérir timidement du bien-fondé et du sens de cette réunion. La proximité entre la presse et le pouvoir - que ce soit l'exécutif, le législatif ou le judiciaire - n'est que trop bien symbolisée par la proximité géographique de la Maison de la presse avec les institutions, vis-à-vis du palais et du parlement.

La réunion organisée par la grande-duchesse pour fournir des commérages aux rédacteurs en chef sans qu'ils ne puissent les divulguer n'était-ce pas une véritable prise d'otage? Depuis la «fuite», depuis que l'histoire a fait le tour de la presse people à l'étranger (d'Land 27/02), les donneurs de leçons sont là, surtout parmi les «anciens» du métier, pour rappeler à l'ordre: journalistes, taisez-vous! Au risque de se faire reprocher connivences, voire collusion avec le pouvoir. Car dans ces leçons de morale, le lecteur, l'auditeur ou le spectateur sont le plus souvent oubliés. Pour preuve: parmi les lettres à la rédaction et inscriptions aux forums de discussion en ligne, nombreux furent ceux qui étaient ravis d'apprendre ces détails intimes, respiraient enfin de se croire informés un peu plus complètement.

Le marché conclu entre la presse magazine (Télécran, Revue, RTL) et la cour grand-ducale est évident: tu fais grimper ma popularité et je te garantis de bons chiffres de vente. Si, tout en voulant jouer à bonnet blanc et blanc bonnet, le rédacteur en chef du Luxemburger Wort, Léon Zeches, reprochait le 6 juillet dernier au Quotidien d'avoir suivi une logique purement commerciale en publiant cette histoire, il oublie de dire que son groupe participe très activement à cette nouvelle logique de concurrence plus agressive entre les groupes et les organes de presse: la version française du Wort, La Voix du Luxembourg, créée le 3 octobre de l'année dernière, fut lancée en réaction à l'annonce de la création du Quotidien (coédité par Editpress et Le Républicain lorrain) venant dès le 14 novembre 2001 remplacer l'édition luxembourgeoise du Républicain lorrain. Depuis, la direction du Groupe Saint-Paul n'a pas hésité à débaucher les journalistes d'autres organes en faisant grimper les enchères. Et puis, si on a imprimé la Bild-Zeitung et le gratuit français Métro, pour la morale...

Lors de la dernière réunion de la commission des cartes du Conseil de presse - responsable de l'attribution du titre officiel de journaliste selon la loi de 1979 -, 336 cartes de presse furent émises, dont 39 free-lance et 41 stagiaires (pour les deux premières années dans le métier) - un chiffre qui a explosé depuis la libéralisation des médias électroniques en 1991 et la création de nouveaux journaux depuis 1997. En 1995 encore, ils étaient moins de 200. Mais ces 336 journalistes, au Luxembourg, se divisent entre quatre radios généralistes (RTL, DNR, 100,7, Latina), deux chaînes de télévision (RTL Télé Lëtzebuerg et Nordliicht), six quotidiens (Wort, tageblatt, Journal, Zeitung, La Voix, Le Quotidien), cinq hebdomadaires (Jeudi, Woxx, Correio, Contacto, Land) et deux magazines (Revue, Télécran), plus quelques correspondants d'agences de presse - une offre en produits énorme pour un pays de 450 000 habitants. Même si, l'expérience le prouve, une multiplication de supports n'est pas synonyme de diversité ou de pluralisme, bien au contraire. 

Car si Le Monde comptait fin 2001 à lui seul 315 journalistes et la Frankfurter Allgemeine Zeitung 750 (!), les publications luxembourgeoises paraissent toutes avec des moyens humains largement en dessous du minimum nécessaire pour un fonctionnement décent. La plus grande rédaction, celle du Wort, indique une cinquantaine de journalistes engagés dans son ours, le tageblatt une trentaine, la Voix 17, le Journal une dizaine, alors que le Quotidien paraît sept jours sur sept sur une trentaine de pages avec une rédaction officielle de 22 personnes. 

Dans de pareilles conditions, comment faire du journalisme, comment envisager autre chose que de simples comptes-rendus de conférences de presse ou de séances de la Chambre des députés? Comment faire des enquêtes - genre dramatiquement sous-représenté dans la presse luxembourgeoise - ou des recherches sur un sujet original? Les rédacteurs en chef ou directeurs des organes de presse - de moins en moins souvent des professionnels de la profession, mais plutôt des gestionnaires - ne se rendent pas compte que cela rend leurs rédactions extrêmement vulnérables, dépendantes de quelques informateurs, sans moyens pour vérifier et recouper les informations, gestes basiques d'un journaliste. Dans cette logique, les «communicants» ont la vie facile, tout ce que ces attachés de presse et autres agences en communication produisent est publié sans problème pour remplir les pages.

Or, ces conditions de travail désastreuses ne sont guère discutées dans le débat public, alors que les conséquences en sont visibles: si la profession n'a jamais connu autant d'entrées, elle n'a jamais connu autant de sorties non plus. Les départs du journalisme furent massifs ces derniers mois, la plupart du temps vers des métiers adjacents comme les relations publiques: Lisi Haas à la cour grande-ducale, Vic Reuter dans la police, Maurice Molitor à la Chambre des députés, Jean-Louis Scheffen à la CGFP pour n'en citer que quelques-uns. Nouvelle passion, burn out ou envie de respirer un peu, avec un horaire plus ordinaire et un salaire correct... 

Au Luxembourg, les frontières de la profession furent toujours perméables, notamment celles avec la politique: Jacques Poos, Robert Goebbels, Viviane Reding, Mars di Bartolomeo, Robert Garcia, Renée Wagener - tous journalistes. Un phénomène assez nouveau par contre est la grande mobilité des journalistes, même entre des groupes de presse idéologiquement opposés, comme Editpress et GSP: la profession serait-elle en train de se banaliser?

On ne dispose guère de données sociologiques objectives sur les journalistes et leurs pratiques au Luxembourg - contrairement aux pays anglo-saxons, à la France ou à l'Allemagne. Empiriquement, on constate que lors de conférences de presse, les journalistes sont souvent très jeunes, de plus en plus non-luxembourgophones et arrivés très récemment dans le métier. Afin de les préparer pour leur travail, le Conseil de presse organise depuis l'année dernière des cours d'initiation aux institutions luxembourgeoises, qui pourtant ne remplaceront jamais un encadrement dans la rédaction. Mais vu les conditions de travail des autres journalistes, cet encadrement ne peut être garanti. 

En plus, on constate une certaine précarisation du métier, de nombreux jeunes journalistes ne pouvant décrocher qu'un contrat de free-lance - souvent de «faux indépendants», le travail pour la concurrence étant interdit, la pige extrêmement mal rémunérée. Quelque dix pour cent des journalistes sont aujourd'hui dans cette situation, notamment dans l'audiovisuel.

Le paysage médiatique luxembourgeois est atypique à plus d'un égard. Ainsi, alors même qu'à l'étranger, les médias commençaient à souffrir sérieusement des suites de la récession publicitaire post-11-septembre, que les journaux français et allemands entamaient des vagues de licenciements allant ces dernières semaines jusqu'à dix ou vingt pour cent des effectifs (Die Zeit du 27 juin 2002), deux groupes médiatiques pris dans une logique de concurrence exacerbée lancèrent en automne dernier encore deux nouveaux titres - sans toutefois, comme il s'avère, leur donner les moyens nécessaires pour faire leur métier selon leurs ambitions. Alors on lit les mêmes papiers AFP, on voit les mêmes photos d'agence partout. Mais il faut au moins qu'ils tiennent un an pour avoir droit à l'aide à la presse de l'État, qui garantisse leur survie financière. Pendant ce temps-là, la presse audiovisuelle se laisse entraîner par la logique du tout-divertissement, sous la pression de nouveaux concurrents comme TangoTV qui n'ont plus aucune ambition journalistique.

De par sa composition, la presse quotidienne luxembourgeoise réunit toutes les caractéristiques de la presse nationale (PQN) et de la presse régionale (PQR): si en France, le plus grand tirage reste Ouest-France, les chiffres du Wort - quelque 80 000 exemplaires vendus par jour sur une si petite population, comme si chaque ménage lisait le même journal, que ce soit pour les petites annonces, les annonces mortuaires ou le sport - impressionnent tout spécialiste en analyse des médias. Et ces chiffres restent en plus extrêmement stables, malgré l'apparition des nouveaux supports. 

Même si le paysage médiatique luxembourgeois reste extrêmement politisé - à tel point que leurs noms en Une ont même la couleur du parti dont les journaux sont proches - il a un peu perdu de son engagement idéologique («affaire Lady Rosa» mis à part). Pour bien vendre, il faut vendre - ses journaux, son espace publicitaire - à tout le monde. 

 

 

 

 

 

josée hansen
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