À l’heure des intelligences artificielles où la conduite d’Alexa est (presque) normalisée, faire s’interroger sur ces voix qui gouvernent notre monde et le domineront peut-être un jour ne peut qu’être salutaire. Entreprise à laquelle nous convie, sans parti-pris militant et tout en emprise douce, les travaux de l’artiste norvégienne Hanne Lippard, exposée au Frac-Lorraine. Le langage est une peau travaille la voix au cœur de nos émotions. Impersonnelle. Féminine. Marchandisée. La jeune artiste Hanne Lippard, née en 1984, explore les formes sociales gouvernant la parole. Le titre, emprunté au sémiologue Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, invite à appréhender le désir comme voix, et sa normalisation.
Désir Fragments d’un discours amoureux, auquel cette exposition emprunte son titre, est traversé de courts chapitres. À la lettre L, « lettre » fait suite à « langueur ». Les deux mots s’accordent bien au désir tout autant que la voix, qui les mobilise tous deux. On forme des lettres lorsqu’on s’exprime au moyen de la correspondance écrite et peut s’y immiscer une certaine langueur. Les deux ressortent de la même voix. De même, lorsque des discours, qui peuvent varier dans un texte, émergent : n’évoque-t-on pas le surgissement de « voix » ? Hanne Lippard met en scène la rencontre entre le corps du visiteur, le texte et l’espace public. Car la voix féminine est souvent celle du care (voix de l’espace émotionnel ou du domestique), de l’assignation (prophétie, Pythie) ou de l’hystérie. L’artiste s’empare de ces différents codes. Des voix émergent. Des textes aussi. Marchandisée par la productivité du monde moderne, la voix devient celle de la machine puis du secteur tertiaire. Personnel vocal intelligent. Enceintes connectées, GPS, répondeurs. La voix féminine, incarnation du désir, répond-elle à l’anonymisation de la parole (Twitter) et du savoir (Wikipedia) ? À la désincarnation érotisée de la voix féminine (podcasts, applis de rencontres), Hanne Lippard répond en l’abordant dans son travail corporifié. Manière de mettre sous haut-parleur ce désir.
Haut-parleur Expérience inédite tout autant qu’initiatique. Le spectateur est régulièrement mis au centre du jeu de la voix. Il se retrouve seul face à l’installation sonore. Des haut-parleurs sont disposés en cercle. En se plaçant au centre, une voix automatique surgit. Les rideaux qui entourent cette installation pourraient faire croire à l’apparition de fantômes. Ils se détournent légèrement. La voix n’est plus seulement entité sonore. Son surgissement influence le monde qui nous entoure. Plus loin dans l’exposition ce sont ces pages annotées, griffonnées qui font surgir d’autres paroles. « Le langage est une peau » explore la notion d’anonymat, fer de lance de l’économie digitale qu’elle met en miroir avec celui du visiteur, conduisant à sa propre obsolescence programmée. L’exposition met en jeu la désobjectivation de l’œuvre d’art autant que celle du corps féminin. Une incarnation de la voix qui, peut aussi, nous le rappelle Paul Heintz, pour Degrés Est, se faire plongée autoritaire.
1984 Degrés Est invite l’artiste Paul Heintz à investir le Frac-Lorraine. Série de rendez-vous, conçus en collaboration avec les Frac-Alsace et Champagne-Ardenne, centrés sur les artistes liés au territoire du Grand Est, l’installation de Paul Heintz se présente sous la forme du récit d’investigation. Prenant pour point d’appui le roman dystopique 1984 de George Orwell, l’artiste a publié une petite annonce dans le quotidien anglais The Sun pour trouver des homonymes du héros du livre, Winston Smith. L’artiste reçoit une réponse de quarante hommes dont six acceptent de le rencontrer. L’exposition retrace fidèlement le matériel de recherche de cette quête et produit une nouvelle fiction. Hanne Lippard et Paul Heintz investissement, par leurs travaux, le terrain de la surveillance librement consentie. Où une forme de dictature, librement consentie, sans crier gare, s’insinue.