Souvenir personnel Foire Internationale d’Art Contemporain à Paris en 2015. Les petits formats aux couleurs chaudes d’Etel Adnan, paysages oniriques, valses chromatiques, emplissent le stand de la galerie Lelong. Comme le relèvent avec beaucoup d’ironie les Guerrilla Girls, quand on est une artiste femme (Knowing your career might pick up after you’re eighty), être reconnue peut prendre un certain temps. La trajectoire d’Etel Adnan (1925-2021) l’illustre assez bien. Créant dans un relatif anonymat, le travail de la poétesse et artiste visuelle américano-libanaise, installée en France les dernières années de sa vie, a été redécouvert à juste titre ces vingt dernières années. Le Centre Pompidou-Metz propose, d’après une idée de l’artiste, l’exposition Écrire, c’est dessiner, qui rassemble ses travaux et offre également un beau panorama des recherches entre dessin et écriture. Tour d’horizon.
Sous vitrage des livres-accordéons, poèmes chamarrés d’Etel Adnan (Les Poèmes de guerre, 1988), impriment le ton du début de cette exposition. Écrire, c’est dessiner explore notre fascination pour la richesse des langues et pour celle de leur écriture. L’histoire d’Etel Adnan est à cet égard singulière. Née en 1925 au Liban, alors sous mandat français, d’un père syrien ancien officier de l’Empire ottoman et d’une mère grecque originaire de Smyrne (actuelle Izmir), l’artiste, qui a passé une partie de sa vie en Californie avant de s’établir en France, navigue entre les cultures et les langues. L’écriture et sa proximité avec le dessin l’intéressent tout particulièrement. Car, en plus d’être coloriste, Adnan est aussi poétesse. « La mer a gonflé son sein d’orage avec le vent d’Alger et la fureur de ses eaux. La guerre rouge a frappé contre son ventre, avec ses fusils chargés de poudre, ses chars à dents aiguisés et l’envie des hommes est montée contre ce sein d’orage avec ses armures séculaires. Et ses ruses ecclésiastiques. […] ». Il est donné de découvrir ces beaux vers apocalyptiques et l’écriture manuscrite claire et détachée de l’autrice sur leporellos. Nom du valet de Don Giovanni dans l’opéra de Mozart, dépliant un livret sur lequel sont répertoriées les « mille e tre » maîtresses du séducteur, ce nom est donné par analogie en Europe à ces petits livres pliés en accordéon sur lesquels les artistes asiatiques, notamment japonais, aiment écrire et dessiner à l’encre. Tradition reprise par quelques artistes occidentaux. Dont Etel Adnan.
Azur Mais Écrire, c’est dessiner, conçue sur l’une de ses propositions, envisage un panorama large de pratiques dont celle de Nancy Spero, superbes fresques surplombant dès l’abord le regard du spectateur. Azur (2002) de Spero propose de voyager autour de 39 panneaux, sérigraphies, linogravures (impression à encres grasses) sur papier oriental. Femme courant, triomphante, seins au vent, femme ailée juchée sur un animal et s’adressant à des serpents anthropomorphes, femme, les jambes écartées, domptant pudiquement le regard du spectateur, femmes au travers d’archives historiques : le dessin court chez Nancy Spero pour traverser les lignes de fuite. Visage grimaçant de la Marianne de l’Arc de Triomphe, tête de Méduse aux serpents, antiques déesses de la fertilité, héroïnes de séries B, résistantes allemandes et déesse du ciel égyptien arc-boutée : de multiples figures féminines, hétéroclites et anachroniques, peuvent être vues dans les frises déployées par Spero. Au travers de ce dispositif spectral et narratif, dans la tradition des papyrus égyptiens, rouleaux chinois, frises antiques ou tapisseries médiévales, l’artiste convoque une nouvelle épopée féministe. Loin du silence reclus, forclos, de l’histoire des femmes jusqu’alors.
En silence, le corps Écrire, c’est dessiner fait sourdre, au travers de la réflexion sur la graphie, ce silence. La belle phrase d’Alighiero e Boetti : « Ciò che sempre parla in silenzio é il corpo » (Ce qui parle toujours en silence, c’est le corps), mise en exergue, est l’occasion de découvrir l’implication totale du corps dans le geste d’écrire de l’artiste. Ce cabinet de l’exposition réunit gestes, souvent intimes, de mains droites et de mains gauches. Les écritures manuscrites d’Arthur Rimbaud, de Paul Verlaine, de Vincent Van Gogh, Marguerite Yourcenar ou Mahmoud Darwich se laissent contempler comme on laisserait ses yeux défiler/s’évader pour un dessin ou un tableau. Offre mise en miroir du travail d’Etel Adnan, elle prend tout son sens.