Presto, presto. Les députés de la commission juridique se sont transformés cet été en véritables marathoniens pour le salut de la nation. Il leur a fallu travailler au pas de charge sur trois projets de loi – blanchiment (d’Land du 9 juillet), comptes annuels des entreprises financières et entraide judiciaire – et s’assurer que tout serait prêt pour l’adoption en une seule fournée de ces textes dans les jours qui suivent la rentrée parlementaire, le 8 octobre prochain et une entrée en vigueur un mois plus tard, au moment des vacances de la Toussaint. La raison de cet empressement est à chercher du côté du Gafi (Groupe d’action financière contre le blanchiment et le financement du terrorisme), qui menace de placer le Luxembourg sur une liste grise des juridictions non conformes à ses recommandations en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux si, d’ici sa prochaine réunion plénière (du 18 au 22 octobre), le pays n’a pas mis fin aux déficiences majeures identifiées dans un rapport d’évaluation − plutôt catastrophique – publié cet hiver (d’Land du 12 février).
La menace a été prise suffisamment au sérieux par François Biltgen, le ministre CSV de la Justice (mais également son homologue CSV des Finances et prédécesseur Luc Frieden) pour qu’il supplie les députés d’écourter leurs congés et respecter les engagements souscrits par le Luxembourg sur le plan international. Pareille sollicitation aurait été faite aux membres du Conseil d’État qui auraient ainsi donné des gages qu’ils activeront eux aussi leur rythme de travail. S’il n’y a pas eu de séances plénières pendant la trêve des confiseurs, certains sages ont toutefois pris individuellement les dossiers relatifs au blanchiment et à l’entraide judiciaire internationale dans leurs valises pour faire des devoirs de vacances. Il faut s’attendre à ce que le Conseil d’État rende ses avis en septembre pour permettre aux membres de la commission juridique de finaliser des rapports définitifs, et peut-être aussi des derniers amendements, et que les projets de loi soient présentés en séance publique en octobre.
Les travaux les plus avancés, sans doute parce que le dépôt du projet de loi remonte à plus d’un an (la réforme du blanchiment n’est entrée au greffe de la Chambre des députés que cette semaine, mais les premiers travaux ont bien avancé sans document officiel de référence), concernent la réforme de la législation sur l’entraide judiciaire en matière pénale. En trois matinées dispersées sur le mois de juillet, les députés ont pratiquement bouclé la réforme de l’entraide, un domaine pourtant extrêmement sensible étant donné qu’il touche à la « protection de la vie privée » et donc au secret bancaire. Les amendements de la commission juridique, qui s’est conformée en tout point aux recommandations du Conseil d’État faites au mois de mai, ont été présentés le 17 août par Gilles Roth, le rapporteur CSV du projet de loi. Il n’attend plus désormais que l’avis complémentaire du Conseil d’État pour passer à l’avant-dernière étape de sa mission, la rédaction de son rapport.
« Le projet de loi sur l’entraide devrait être adopté avant les vacances de la Toussaint », assure-t-il, en reconnaissant que les travaux de la commission juridique se sont apparentés à un numéro d’équilibriste, afin de tenir compte des obligations du gouvernement à respecter les standards européens et internationaux (convention du 29 mai 2000 sur l’entraide entre les États membres de l’UE et un protocole du 16 octobre 2001), qui n’autorise plus par exemple un pays à refuser l’entraide sur les questions fiscales, tout en taillant le moins possible dans le secret bancaire et les droits de la défense.
La transposition de la convention de 2000 et du protocole de 2001 qui s’est ajouté à ce texte initial plaçait le Luxembourg dans une situation peu tenable, difficulté que le ministre de la Justice de l’époque, Luc Frieden, avait zappée, son projet de loi restant totalement muet à ce sujet : l’actuelle loi du 8 août 2000 sur l’entraide judiciaire prévoit des mécanismes de recours à deux niveaux (mais pas de pourvoi en cassation), ce qui signifie que pour exercer ce droit de recours, un client d’une banque, visé par une demande de perquisition d’une autorité étrangère, doit pouvoir être informé de l’existence d’une commission rogatoire internationale par son banquier. Or, les nouvelles règles du jeu entre les 27 imposent une obligation de confidentialité aux banques dans leurs rapports avec leurs clients ou d’autres tiers. Pour des raisons évidentes d’efficacité, des règles identiques s’appliquent d’ailleurs à la lutte anti-blanchiment où la loi de 2004 interdit formellement, sous peine de sanction, de prévenir un client qu’il est dans le viseur des autorités de poursuites.
Bien qu’il ne le dise pas explicitement, le système des voies de recours mis en place en août 2000 repose sur le préalable selon lequel le banquier informe son client des mesures de perquisition dont il est frappé. L’information doit être fournie dans les meilleurs délais, sachant que les parties intéressées disposent de dix jours pour contester la demande d’entraide étrangère devant la justice luxembourgeoise. Les représentants du secteur financier avaient bataillé dur, à la fin des années 1990, pour préserver le mécanisme des recours qui faisait l’objet d’attaques sévères contre la Place financière, les recours étant présentés par ses détracteurs (notamment les signataires de l’Appel de Genève) comme des moyens dilatoires pour retarder, voire empêcher que les informations utiles à la manifestation de la vérité ne soient envoyées à la justice étrangère. Le système instauré par la loi du 8 août maintenait les recours, mais en fixait strictement les délais et les conditions d’acceptation (le Luxembourg exige notamment la double incrimination pour donner une suite favorable et pose également le principe de la proportionnalité de la demande ainsi que le principe de la spécialité, afin qu’une perquisition pour un fait X ne soit pas détournée à d’autres fins, fiscales par exemple).
À l’heure actuelle, l’exécution d’une demande d’entraide prend en moyenne six mois, selon les indications fournies par le Parquet général (le Procureur général d’État est l’autorité compétente pour l’exécution de l’entraide) aux experts du Gafi. Ils notent dans leur rapport d’évaluation du Luxembourg qu’un peu moins de cinq pour cent des demandes d’entraide font l’objet de recours.
En 2000, pour préserver le secret bancaire, le Luxembourg avait expressément exclu l’entraide internationale pour des questions fiscales, seules les infractions pour escroquerie fiscale constituent une condition pour accepter une demande de perquisition ou de saisie. Peut être refusée l’entraide « ayant trait à des infractions en matière de taxes et d’impôts, de douanes ou de change, en vertu de la loi luxembourgeoise », sauf convention internationale contraire, dit le texte du 8 août 2000. Toutefois, le traité d’entraide avec les États-Unis a ouvert une brèche dans le mécanisme. En acceptant le modèle de conventions fiscales bilatérales de l’OCDE, la brèche s’est transformée en gouffre. D’ailleurs, dans la pratique, les magistrats luxembourgeois, faisant preuve d’une « attitude proactive », ont reconnu devant les experts du Gafi que les questions fiscales ne représentaient pas un obstacle majeur dans la coopération judiciaire internationale.
Les autorités judiciaires essaient ainsi de répondre positivement aux sollicitations de l’étranger en cas de qualification de l’infraction en blanchiment provenant de la fraude fiscale. Ça ne marche pas toujours. Dans l’enquête menée en France sur l’affaire de blanchiment présumé liée à la compagnie d’assurance-vie Paneurolife, une juge parisienne a vu son dossier totalement dépourvu de preuve et se terminer lamentablement par un non-lieu en 2009 parce que les documents saisis au grand-duché n’ont jamais pu être transmis à Paris, après des recours qui ont mis en évidence l’absence de régularité de la demande d’entraide.
« La loi du 8 août 2000 n’est que l’application subsidiaire en l’absence d’instruments internationaux dérogatoires sur ce point », souligne encore le rapport d’évaluation du Gafi. La convention de l’UE et son protocole, vieux de dix ans et que Luxembourg a tant rechigné à transposer, achèveront de creuser le trou.
Pour autant, la porte des banques ne va pas s’ouvrir si facilement aux enquêteurs étrangers. Il est impératif que le Luxembourg, pour se conformer à ses obligations européennes, renonce aux recours dans certains cas de figure et exige de ses banquiers le silence absolu en cas d’enquête de l’étranger (si les propositions de la commission juridique sont reprises telles quelles, l’obligation de confidentialité ne devrait pas s’appliquer aux demandes d’entraide visant la saisie de fonds placés en compte ou d’objets déposés en coffre-fort). Si les recours à un double degré ne seront plus possibles dans la plupart des cas, les demandes d’entraide (internationales et nationales) feront l’objet d’un contrôle systématique de leur régularité par la Chambre du conseil, avec des délais d’exécution et des conditions fixées à l’avance (dans l’ordonnance du juge d’instruction). Ce contrôle constitue, aux yeux des membres de la commission juridique, « un progrès considérable ».
Tout dépend évidemment de l’angle sous lequel on se place. Gilles Roth a admis que la question de la faisabilité de ce contrôle n’avait pas fait l’objet de discussion, tant était urgente l’évacuation de la réforme de l’entraide. Ni les Parquets ni les cabinets d’instruction ne seront consultés pour donner leur appréciation. Les milieux financiers et les avocats pas davantage.
Or, on peut tout de même s’interroger, en période de vaches maigres budgétaires, sur les moyens, humains notamment, que la justice se donnera pour organiser les demandes d’entraide et les traiter avec la rapidité qui s’impose, sous peine d’être à nouveau exposé aux récriminations de la communauté internationale. Les questions d’intendance n’ont même pas été effleurées. Elles ne l’avaient pas été non plus lors de la mise en place au printemps dernier de l’entraide en matière administrative. Les magistrats des juridictions administratives, qui traiteront les demandes d’entraide ne relevant pas du droit pénal, devraient ainsi connaître une inflation de leur charge de travail. Au point qu’ils se sont ouvertement interrogés sur leur droit aux congés payés. Leurs collègues de la chambre du Conseil, qui devraient faire l’examen de passage d’au minimum deux affaires de perquisition ou de saisie par jour, auront peut-être des soucis identiques pour aller en vacances.