Le scénario est presque trop beau. Les indicateurs sont tous au vert pour assurer que les nouveaux standards réglementaires européens dans l’industrie des fonds d’investissement ancrés dans la directive Ucits IV, que le Parlement pourrait transposer avant la fin de l’année, vont contribuer à consolider la position de numéro un européen du Luxembourg dans l’épargne collective1. Exactement l’effet inverse qui avait été voulu par les grands partenaires du grand-duché, lorsqu’ils ont fait le forcing pour imposer le principe de la libéralisation des sociétés de gestion de fonds d’investissement (qui disposeront comme les fonds d’un passeport européen), espérant ainsi relocaliser chez eux une partie de l’épargne de leurs résidents qui ont placé leurs économies dans des produits au « label » luxembourgeois, mais pouvant être commercialisés à partir de leur propre territoire en vertu du passeport européen dont ils bénéficient. Un passe-frontières qui n’est aujourd’hui octroyé qu’aux OPC et qui le sera bientôt aux sociétés de gestion.
À l’heure actuelle en effet, une société de gestion (qui gère donc les actifs d’un fonds d’investissement coordonné, pouvant ainsi être homologué dans les 27 pays de l’UE) doit être localisée dans la même juridiction que « son » ou « ses » fonds. Les autorités luxembourgeoises, sous la pression du lobby financier, campèrent longtemps sur les mêmes positions, craignant qu’une déconnection de la localisation d’une société de gestion de celle du fonds porte un coup fatal à sa prospère industrie de la gestion collective. Pour protéger le pré carré, les arguments invoqués – sans en faire d’ailleurs la démonstration pratique, la Commission de surveillance du secteur financier ne faisant pas mieux ni plus mal son travail que ses 26 équivalents européens – portaient sur la qualité supposée supérieure d’une régulation des deux entités juridiques (fonds et société de gestion) par une même autorité de surveillance plutôt que son éparpillement dans différentes juridictions et autant de régulateurs. Cette question a été résolue grâce à l’harmonisation des règles et standards de surveillance prudentiels en Europe et la formalisation de la coopération entre les régulateurs.
L’argumentaire des Luxembourgeois tablant sur la sécurité et la protection des investisseurs a « craqué », il y a deux ans, en 2008, sous le feu combiné de la grande organisation européenne des fonds d’investissement, Efama, du Parlement européen et d’un front constitué de cinq grands pays de l’Union (France, Italie, Espagne, Grande-Bretagne et Allemagne), qui n’entendaient pas cette fois laisser passer l’occasion d’étendre le principe du passeport européen aux sociétés de gestion (elles pourront donc s’installer n’importe où en Europe), isolant ainsi totalement le grand-duché sur ses positions. La Commission européenne était pourtant bien disposée, dans la première mouture de son projet de directive – le texte fut définitivement adopté en 2009 – à mettre au placard cette idée. L’exécutif changea toutefois sa casaque pour rejoindre le clan des grands et laissant au Luxembourg, pourtant champion d’Europe en termes d’actifs sous gestion, l’amer sentiment d’être un vrai petit pays lorsqu’il s’agit de lobbying.
Les opérateurs luxembourgeois ont alors compris que plutôt que de constituer un handicap pour le secteur des OPC, la libéralisation que représentait la directive de quatrième génération pourrait leur offrir un formidable tremplin pour faire rebondir une industrie désormais mature. Les craintes laissèrent la place à une longue période d’effervescence au sein de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) pour tenter de transformer le risque en opportunités. Une opération de lobbying démarra alors au niveau national. Un vrai travail au corps du gouvernement luxembourgeois pour qu’il transpose le plus rapidement possible2 la directive de 2009 et surtout aille un peu plus loin que le texte de Bruxelles, notamment pour faciliter les nouvelles implantations de sociétés (de gestion mais aussi de structures dites master-feeder – fonds maîtres et fonds nourriciers –, facilitation des fusions transfrontalières), grâce à des aménagements législatifs (loi OPC de 2002 qui avait transposé entre autres la directive Ucits III) et fiscaux.
Sorti définitivement des ateliers du ministère des Finances à la fin du mois de juillet et adopté dans la foulée par le conseil de gouvernement, le projet de loi diffère très peu du topo que les dirigeants de l’Alfi avaient soumis aux autorités à l’hiver dernier (d’Land du 25 juin): « Toutes nos idées assurant la neutralité fiscale en cas notamment de fusion transfrontalière de fonds ont été reprises, confirme Charles Muller, directeur général adjoint de l’Alfi, mais ça ne nous aidera qu’à moitié car le traitement fiscal dépend d’abord du pays du client ou du fonds à fusionner ». Devant les incertitudes que soulèvent en l’état actuel du droit européen les fusions de fonds entre plusieurs pays de l’Union, les acteurs de la Place financière ne mettent pas de trop grands espoirs dans cette niche : « Beaucoup de nos membres assurent qu’ils ne fusionneront pas, car ils n’entendent pas mettre en difficulté leurs clients (étrangers pour la grande majorité, ndlr) en raison d’une possible taxation dans leur pays de résidence », poursuit Charles Muller.
Le contexte économique ne plaidait pas pour des idées iconoclastes en matière de traitement fiscal. Seules les dispositions restant totalement neutres de ce point de vue ont été présentées par les responsables de l’Alfi. Ils se sont ainsi bien gardés par exemple de soumettre au gouvernement de Jean-Claude Juncker des propositions susceptibles d’attirer au Luxembourg les grands gérants d’actifs (Asset managers), actuellement localisés à Londres, mais qu’un durcissement de la fiscalité sur les bonus pourrait inciter à fuir pour d’autres juridictions plus conciliantes. Pas question par exemple de créer une sorte de zone franche et des niches fiscales pour les stars européennes de la finance chassées de la City, alors que le mot d’ordre, au reste de la population, est le serrage de ceinture et l’augmentation des impôts.
Il y a de toute façon, outre le fait que ces propositions sont totalement incompatibles avec les impératifs et les convictions affichées par la coalition CSV-LSAP, du monde au portillon pour se disputer la venue des grandes pointures de l’Asset management en Europe : Malte – qui table surtout sur son climat favorable et sa fiscalité légère – mais aussi la Suisse essayent de les attirer chez eux.
Plus modestement, le Luxembourg doit veiller à ce que les grands acteurs déjà installés ne soient pas tentés de prendre la poudre d’escampette et ne plus y maintenir que leur fonds en rapatriant la gestion dans les maisons-mères. « Une vraie compétition va se développer en Europe », juge Charles Muller. Le responsable ne s’attend pas à de grandes migrations des sociétés de gestion. Une étude récente de KPMG a d’ailleurs montré le peu de disposition des professionnels à quitter la plateforme luxembourgeoise pour en créer d’autres ailleurs, l’attrait principal d’une domiciliation au grand-duché de sociétés de gestion étant justement la présence ici des fonds eux-mêmes et la proximité géographique avec les marchés domestiques. Le régime fiscal favorable3, l’environnement business friendly et le branding que s’est déjà forgé la Place dans le secteur des fonds coordonnés devraient également contribuer au maintien du statu quo, voire à la croissance du secteur. L’Irlande et le Luxembourg devraient donc conserver leurs positions de grands centres d’OPC en Europe, même si la France les lorgne de près, ambitionnant elle aussi de devenir un grand centre de domiciliation d’activités de gestion4 et que certains pays d’Europe de l’Est à bas coûts de main d’œuvre rêvent aussi de se transformer en Eldorado de la gestion collective.
Il n’y aurait donc pas de raison de s’inquiéter d’une déperdition des affaires. Si l’industrie luxembourgeoise devrait rester dans la course en tête, elle cherche toutefois de nouvelles pistes d’activités et place beaucoup d’espoir dans la combinaison des réglementations sur les Ucits IV et la gestion de fonds alternatifs pour attirer de nouveaux acteurs. D’où la frénésie de communication que l’Alfi s’offre à l’étranger pour vendre le branding luxembourgeois.
Pourtant, il est difficile de cerner dans ces initiatives privées une véritable stratégie de place soutenue par tous, y compris les autorités. Peut-être parce qu’un tel effort n’est pas nécessaire, vu que les flux de l’épargne collective continueront à couler en direction du Luxembourg, comme au bon vieux temps.