Ils organisent la riposte dans la sérénité, se préparant à l’après-secret bancaire. Ils ne sont pas banquiers, mais plutôt des « artisans » du secteur financier, ceux qui ont sans doute le moins perdu de clients dans la crise qui a affecté fin 2008 les marchés financiers. Leur taille, leur flexibilité et surtout leur indépendance par rapport aux géants bancaires a servi leur cause auprès d’une clientèle particulièrement aisée, plus fidèle et mieux « tenue » que celle des banques privées qui, elles, ont eu davantage de mal à conserver leur fonds de commerce et risquent de perdre encore des plumes avec la disparition du secret bancaire, que tous désormais considèrent comme inéluctable. Même si les portefeuilles et les grandes fortunes deviendront transparentes, restera le devoir de confidentialité et de protection de la vie privée des clients, paramètres indispensables pour continuer à œuvrer dans le secteur de la gestion privée à partir du Luxembourg. D’où d’ailleurs l’extrême réactivité des opérateurs luxembourgeois sur la question de la protection des données nominatives, domaine où la classe politique grand-ducale a fait preuve dernièrement de pas mal de détachement, malgré les appels du pied de la Commission nationale de la protection des données et de son président.
Inutile de rappeler que les changements de paradigmes ont une influence sur la structuration des patrimoines et les comportements des déposants, qui demandent désormais plus que des « purs » services financiers à leurs conseillers patrimoniaux, davantage « curés confesseurs » que banquiers. Les grandes officines ont réagi à la demande des riches clients en constituant des départements de family office (lire l’encadré), mais les « puristes » de la gestion privée jugent plutôt incompatible le métier de banquier avec celui d’intendant privé des riches familles, dans la mesure où ce dernier n’œuvre que dans l’intérêt de celles-ci, qui habituellement le rémunèrent. Or, les banques travaillent avant tout pour elles et pour toucher des commissions, voire des rétrocommissions. Ce qui est difficilement compatible avec l’indépendance requise de la part d’un family officer, qu’il travaille pour une seule ou plusieurs familles en même temps. La question reste ouverte de l’avenir des petites structures indépendantes des groupes financiers et des grandes usines bancaires sur le créneau prometteur des grandes fortunes, les high net worth individuals (HNWI) : qui des deux camps développera sa puissance de feu sur ce qui est promis à devenir le « quatrième pilier » de la Place financière, après l’industrie des fonds, la gestion de fortune version « prêt-à-porter » et la banque commerciale ? La question n’est peut-être pas aussi tranchée : une banque privée indépendante comme Pictet focalise une partie de son développement sur le family office et y réussit assez bien. D’autres établissements ont pourtant moins de chance.
Les actifs nets sous gestion dans les mains des family officers sont encore modestes (trois pour cent de parts du marché de la gestion privée au Luxembourg, selon le cabinet conseil Edouard Franklin), mais le potentiel de développement de l’activité est immense. Tout reste à faire dans un métier, notamment celui du multi-family office (au service de plusieurs riches familles), qui n’est pas réglementé en tant que tel (sauf si ses opérateurs commercialisent par exemple des conseils juridiques ou du conseil patrimonial, activités qui tombent alors sous la coupe de la Commission de surveillance du secteur financier), ce que certains regrettent d’ailleurs, car le flou de l’activité laisse la place à une qualité de services très disparate et à des pratiques qui le sont tout autant, notamment en matière de frais et de commissions, compromettant ainsi les impératifs d’indépendance. Certaines banques, qui ont constitué dans leur département de gestion privée des family offices, ne se commissionnent pas, mais exigent en revanche du client qu’il place la totalité de son patrimoine dans l’établissement. Les « bonnes » maisons de family office entendent jouer la transparence sur leurs frais de fonctionnement et leurs rémunérations : la pratique veut qu’en général, elle ponctionnent 400 points de base sur les actifs des familles.
On peut être un family office et en porter le nom avec un capital de 31 000 euros et sans être détenteur d’une licence de la part de la CSSF. Cette situation a d’ailleurs soulevé de discrètes critiques chez certains opérateurs qui se demandent s’il n’y aurait pas lieu, pour donner davantage de visibilité au métier, d’en faire une catégorie professionnelle à part entière.
Le régulateur luxembourgeois n’est toutefois pas très chaud par cette perspective, jugeant que la taxinomie des différentes catégories de professionnels du secteur financier au Luxembourg est déjà bien fournie pour servir tout le monde et que la création d’une nouvelle classe de professionnels risquerait de jeter davantage de confusion qu’elle ne contribuerait à crédibiliser une activité que la CSSF juge suffisamment bien encadrée. Les family officers ont néanmoins besoin de reconnaissance par rapport aux banquiers, au public et aux autorités et même aux gérants de fortune. Ce qui a d’ailleurs conduit une poignée d’entre eux à se regrouper au sein de l’asbl Luxembourg Association of Family Office, constituée au début de l’été.
Diana Diels, directrice adjointe et administratrice chez Fuchs [&] Associés Finances, a été l’artisane de cette association qui entend bien marquer au fer rouge la spécificité du métier « à part entière » qu’est le family office : « Nous sommes prêts à accepter les banques, à condition toutefois que leur activité de family office ait été constituée dans une société indépendante », explique-t-elle.
Les statuts de l’association cadrent d’ailleurs très bien l’activité de family office dans son préambule : « Le family office est une organisation de personnes au service d’une ou de plusieurs familles ou de manière plus générale d’entités économiques privées. Il offre un conseil et un accompagnement au service exclusif de leurs intérêts patrimoniaux par le biais d’un faisceau de compétences organisées en interne ou externalisées. Le rôle du conseil en tant que coordinateur est central et suppose indépendance et transparence. Il s’inscrit dans la durée avec une vision ‘long terme’ ». L’association est en train de finaliser un code de déontologie.
C’est sur ces bases que s’appuiera le déploiement du « quatrième pilier » de la Place financière qui en est encore à ses balbutiements et qui demandera, pour développer une taille critique au Luxembourg un certain nombre d’aménagements réglementaires, notamment sur le front des fondations privées et des trusts.
La visibilité du métier de family officer passera aussi par une offre de formation : des contacts ont déjà été noués avec l’Institut de formation bancaire Luxembourg pour lancer soit des modules en family office, soit carrément une formation de type MBA.
Cerise sur le gâteau et troisième étape du développement du family office sous le label de qualité et de sérieux « made in Luxembourg » : la mise en place d’une plateforme commune de consolidation multi-bancaire et multi-pays des portefeuilles : une sorte de Cedel au service des family officers (mais pas seulement, puisque les gestionnaires de fortune pourront aussi intégrer l’outil), susceptible de créer l’étincelle qui fera choisir aux riches familles une localisation au Luxembourg plutôt qu’un autre centre financier. Mieux que les banquiers qui, après des mois de brain storming, de réunions de travail et de moyens considérables, n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur le principe d’une architecture commune et neutre pour la gestion des déclarations fiscales de leurs clients étrangers, les family offices, sous l’impulsion de Diana Diels, ont été capables de « monter » la plateforme de support Wealth@work, travaillant sous licence Odyssey Triple A Plus, appelée à devenir autant un outil de gestion que de consolidation de fortune mondiale, multi-dépositaires et multi-pays.
De quoi cimenter les fondations du quatrième pilier de la place financière.