Les députés vont-ils devoir plier leur parasol plus vite que prévu et écouter la trêve des confiseurs pour éviter au pays d’être placé sur une nouvelle liste grise, celle des juridictions qui ne se conforment pas aux standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux ? S’ils coincent la bulle pendant trois mois comme c’est l’usage, ils devront en tout cas voter dare-dare un projet de loi musclant la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme que les deux ministères des Finances et de la Justice devraient avoir bouclé pour la fin du mois de juillet. Il s’agit d’une « priorité absolue » inscrite sur l’agenda du gouvernement. Et pour cause : si des progrès substantiels ne sont pas accomplis d’ici le mois d’octobre (rentrée parlementaire des députés luxembourgeois), date de la prochaine session plénière du Groupe d’action financière contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (Gafi), le pays risque de se retrouver en bonne place sur une « liste grise » des juridictions complaisantes avec l’argent sale. De quoi donc stimuler les troupes et faire sortir les petits soldats de leur torpeur estivale.
Le ministère des Finances n’a fait aucune référence à l’avancée des travaux dans son rapport annuel 2009 publié au printemps dernier. Luc Frieden s’était engagé à présenter ce plan avant l’été, déjà bien avancé. Le ministère de la Justice a mentionné pour sa part l’élaboration « en cours » d’un avant-projet de loi « ayant pour objet de modifier les lois concernées par le BLC/FT (blanchiment des capitaux et financement du terrorisme, ndlr) en vue de tenir compte des critiques formulées par le Gafi dans son rapport d’évaluation mutuelle du Luxembourg ». Sans donner pour autant le détail des intentions du gouvernement sur le contenu de la refonte de l’arsenal législatif anti-blanchiment. Les ministres restent discrets sur ce point et ne souhaitent pas communiquer (pas avant la fin du mois de juillet pour celui de la Justice, François Biltgen). Les milieux professionnels n’ont d’ailleurs pas été formellement associés aux travaux préliminaires, d’abord pour aller plus vite, ensuite ne pas prêter le flanc aux détracteurs qui seraient prompts à critiquer l’influence du lobby financier dans l’élaboration du texte et enfin pour éviter les risques de fuite dans la presse. De toute façon, il n’y a plus de place pour les états d’âme, ni pour les discussions : il faut faire selon les recommandations du Gafi, sans compromis possible et dans l’urgence. Et courber l’échine, même si l’appréciation qu’ont fait les évaluateurs et leur neutralité prêtent à discussion.
Le comité de pilotage anti-blanchiment, qui rassemble les dirigeants politiques, les hauts fonctionnaires impliqués dans la lutte, les magistrats et le secteur privé, n’a pas été officiellement saisi, son rôle étant d’ailleurs davantage stratégique que technique. Cet aréopage avait d’ailleurs été convoqué peu après la publication du rapport d’évaluation à l’hiver dernier. Il en était sorti le mot d’ordre stratégique : se mettre dans le rang. Un message sans doute un peu différent de l’impression que le discours tenu par le gouvernement qui prenait « note » de l’évaluation du Gafi et promettait d’étudier en détail les « points critiques » soulevés par l’organisation. L’heure n’est plus à la réflexion. Les magistrats du Parquet de Luxembourg et de la Cellule de renseignements financiers sont associés à l’élaboration du texte.
Les enjeux de la « réforme » de l’arsenal anti-blanchiment, tant sur le plan du droit que d’un point de vue technique et même philosophique, sont tels pour faire face aux exigences du Gafi qu’il paraît bien téméraire de s’avancer sur le calendrier des travaux parlementaires (y aura-t-il d’ailleurs un vrai débat à la Chambre des députés ou simplement l’enregistrement du plan d’action du gouvernement, au nom de la solidarité nationale pour éviter d’être listé parmi les cancres de la planète ?) et encore moins sur ceux du Conseil d’État, plus connu pour faire traîner les dossiers que pour les faire avancer. Comme l’avait signalé un communiqué commun des ministères des Finances et de la Justice le 22 février dernier après la publication du summary du rapport du Gafi sur le Luxembourg (pas sur l’intégralité de rapport donc), il n’y a pas que les lois à changer et l’on serait même tenté de dire que s’il n’y avait que ça à faire pour être « fit » dans les standards du Gafi et garantir une « meilleure efficacité du système luxembourgeois », le chantier de la réforme paraîtrait moins phénoménal. « La critique générale d’efficacité, notait le communiqué, ne pourra pas être évaluée seulement par rapport à des mesures législatives et réglementaires ». Il eut tout de même été plus facile de venir avec des propositions concrètes à Amsterdam lors de la session plénière du Gafi qui s’est tenue entre le 23 et le 25 juin.
Cette réunion a été l’occasion de faire un bilan intermédiaire des progrès accomplis par le grand-duché pour se mettre en règle avec les 49 recommandations émises par l’organisation internationale. Son rapport, approuvé et publié en février dernier, pointait du doigt les faiblesses et l’inefficacité du dispositif anti-blanchiment (Land 12.02.2010), en dépit de l’apparence de conformité législative que se donnait le pays : sur les 49 recommandations, une seule était en totale conformité avec les standards du Gafi, faisant ainsi coiffer un bonnet d’âne au Luxembourg, aux côtés de pays peu recommandables sur le plan de la probité.
La délégation luxembourgeoise s’est présentée à la réunion d’Amsterdam avec un inventaire qui n’a pas convaincu les experts : peu de progrès vraiment concrets ont été accomplis depuis l’hiver dernier (mis à part l’introduction de la responsabilité pénale des personnes morales dans le droit luxembourgeois). Les changements réglementaires attendus tardent à sortir des ateliers des ministères et les promesses d’un renforcement des équipes de lutte contre l’argent sale ne se sont pas encore traduites dans les faits, plus de quatre mois après l’incendiaire rapport du Gafi. La cellule de renseignement financier (CRF), que le Gafi voudrait plus spécialisée qu’elle ne l’est actuellement, et plus musclée sur le plan des effectifs pour faire de ses magistrats de vrais chiens de garde de la probité de la place financière, n’a pas encore fait signer, à notre connaissance, de contrat de travail à de nouvelles recrues.
Critiquée pour son peu de pugnacité dans les contrôles sur place, l’usage plus que modéré qu’elle fait de ses pouvoirs de sanctions et le niveau d’amende dérisoire qu’elle peut infliger, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a sans conteste accompli des progrès depuis la venue des évaluateurs du Gafi (mai 2009). Les contrôles des banques et des professionnels du secteur financier ont été renforcés et un avant-projet de loi renforçant ses pouvoirs ainsi que les procédures de sanctions des opérateurs contrevenants est sur le métier. Le texte devait encore être avisé par un comité ad hoc formé d’opérateurs du secteur privé et de juristes avant d’être présenté au gouvernement et suivre ensuite la procédure législative. Reste à savoir si ce volet sera fondu dans le projet de loi « omnibus » couvrant toutes les défaillances réglementaires identifiées par les évaluateurs du Gafi ou s’il fera l’objet d’un traitement spécifique.
Selon nos sources, il s’agirait d’un tout, renforçant les sanctions administratives des régulateurs (CSSF mais aussi Commissariat aux assurances) et pénales. Les évaluateurs du Gafi avaient dénoncé le niveau peu efficace, proportionné et dissuasif des amendes (tant de la part du régulateur que sur le plan judiciaire). Et les milieux professionnels, consultés par les évaluateurs, n’avaient pas contredit ce constat de faiblesse. Tant mieux, les opérateurs du secteur financier ne pourront désormais plus se plaindre, lorsqu’ils seront consultés, si le gouvernement rehausse le niveau des amendes et peines pour violation de la réglementation sur la lutte anti-blanchiment. Une autre priorité inscrite dans le plan d’action du gouvernement sera la mise au pas de professions encore non réglementées (et non contrôlées) comme les agents immobiliers et certains prestataires de services et fiducies. Le Gafi avait émis des doutes sur le pouvoir de contrôle et l’absence de sanctions de manquements des réviseurs, avocats et experts-comptables à leurs obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme.
Les exigences (quantitatives et qualitatives) posées par le Gafi sont immenses. S’y conformer se fera au prix d’une révolution, non seulement dans le droit mais aussi dans les mentalités et le train-train du pays. Le pragmatisme luxembourgeois et le modèle consensuel risquent au passage de laisser pas mal de plumes.
Mais mis à part les assureurs qui ont craché une partie de leur venin dans le rapport annuel 2009 de l’Association des compagnies d’assurances sur le « spectre » honni du Gafi et l’espoir qu’aurait pu procurer l’intervention de la diplomatie luxembourgeoise pour adoucir l’appréciation portée par les évaluateurs sur le Luxembourg avant qu’ils ne publient leur rapport, personne dans la communauté financière n’a vraiment osé mettre en cause la nécessité de se mettre au diapason avec les standards imposés par l’organisation internationale. « Le Luxembourg doit réaliser que notre rôle a changé », avait lancé en mars dernier le ministre CSV des Finances Luc Frieden devant un parterre de banquiers. L’ultimatum posé par le Gafi vient de démontrer que plus personne ne pourra désormais se soustraire à l’évolution du monde et des affaires. Le Luxembourg peut difficilement se payer le luxe de nager à contre courant ni s’offrir celui d’un déclassement.