Poète, romancier, essayiste, mais aussi homme de théâtre, cinéaste, auteur de bandes-dessinées, et encore bien d’autres facettes à découvrir de cette personnalité multiple, Alejandro Jodorowsky ne cesse de se réinventer depuis plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui âgé de 91 ans, l’artiste franco-chilien originaire d’une famille juive ayant fui les pogroms était, on s’en souvient, l’un des prestigieux invités de la dernière édition du Luxembourg City Film Festival, qui lui décerna un Lifetime Achievement Award et lui consacra une MasterClass à la Cinémathèque de Luxembourg à l’issue de la projection de son dernier film, Psychomagie, un art pour guérir (2019). Soit l’occasion de revenir sur une œuvre aussi longue que protéiforme aux interrogations résolument spirituelles, métaphysiques, voire thérapeutiques si l’on se fie à son dernier opus.
Jeune adulte quittant le Chili natal pour Paris, Jodorowsky fait ses premières gammes aux côtés du grand dramaturge espagnol Fernando Arrabal, avec lequel il fonde en 1962 le Panique, un mouvement actionniste alors en vogue dans les années 60 qui compte des personnalités aussi différentes que le corrosif illustrateur Roland Topor ou les peintres Christian Zeimert et Abel Ogier. Le Panique se situe sous le patronage païen du dieu Pan, connu pour sa laideur et sa sexualité exubérante qui, lorsqu’il sortait de la forêt pour se montrer aux hommes, provoquait parmi eux une terreur panique... Les principes de ce collectif – le hasard, la confusion, le refus de toutes choses – furent rassemblés par Fernando Arrabal dans son manifeste de 1973, puis approfondis dans une nouvelle version trente ans plus tard (Panique Manifeste pour le troisième millénaire, 2006). C’est là l’une des clés de compréhension de l’œuvre complexe de Jodorowsky, tendue vers l’irrationalité, le rêve, l’illusion...
Symptomatique d’une époque nouvelle inaugurée par le mouvement hippie, la fin des années 1960 est marquée par une poignée de films qui assureront à Jodorowsky une renommée internationale. Issus tous deux du mouvement surréaliste d’André Breton avant d’en prendre leur distance avec Panique, Jodorowsky et Arrabal vont au Mexique pour tourner le premier long-métrage du premier, Fando y Lis (1967), adapté de la pièce éponyme du second écrite dix ans plus tôt. Ensemble ils en rédigent également les dialogues. Nul besoin de choper le coronavirus pour avoir sous l’effet de la fièvre quelques hallucinations, le cinéma de Jodorowsky en regorge, se présentant comme un dispositif magique, voire ésotérique. Les deux jeunes amoureux qui donnent au film leurs noms cherchent la cité mythique de Tar où leurs rêves pourront être exaucés, rencontrant en chemin de multiples écueils... On est là typiquement dans les fables initiatiques qui fleuriront dans les années 60 et 70, à l’instar d’Uccellacci e uccellini (1966) de Pasolini puis, outre Atlantique et dans un tout autre genre, dans Easy Rider (1969, Dennis Hopper) et Two-Lane Blacktop (1971, Monte Hellman) par exemple. Une impression de durée commence à se faire de plus en plus sentir au cinéma. L’ennui gagne en retour le spectateur face à des fables qui s’appauvrissent en termes d’action. Autant d’éléments qui offrent sur un plateau l’hypothèse d’une « rupture du lien sensori-moteur » qui serait propre, si l’on en croit le philosophe Gilles Deleuze, à l’ère de l’« l’image-temps », concept au cœur de son second volume dédié au cinéma post-Seconde Guerre mondiale (Cinéma 2, L’image-temps, tome II, éditions de Minuit, 1985). Toujours est-il qu’avec ses extravagances dignes des performances de l’actionnisme viennois, notre cinéaste chamanique fit scandale lors du festival d’Acapulco où Fando y Lis fut présenté, manquant de peu d’être pris à partie par une foule en colère, horrifiée par les excès orgiaques d’érotisme, d’animalité et de sang qui s’y jouaient... Parallèlement, ou presque, Jodorowsky se fait connaître dans le milieu de la BD avec Anibal 5, et surtout avec L’Incal, série futuriste conçue en collaboration avec l’illustrateur Moebius narrant les aventures du détective John Difool.
La couleur fait alors son entrée dans le cinéma de Jodorowsky avec El Topo (1970), dans lequel le cinéaste interprète le rôle principal. C’est sans doute, avec La montagne sacrée (1973), l’un de ses films les plus connus. Le désert devient dorénavant le lieu idéal où s’inventent toutes les utopies du cinéma des seventies. Les plaines arides se retrouvent un peu partout, aussi bien en Europe avec des films comme Teorema (1968) de Pasolini ou Zabriskie Point (1970) d’Antonioni, et sa fameuse musique des Pink Floyd. Mais aussi bien en Amérique du Sud, dans le Cinema Novo du génial Brésilien Glauber Rocha (Antonio das Mortes, 1969). En tant que westerns tiers-mondiste tournés principalement au Mexique, El Topo comme La Montage sacrée s’inscrivent tous deux dans cette tendance du cinéma sud-américain où les théories marxistes flirtent très souvent avec la théologie de la Libération. D’où la forte impression de syncrétisme qui ressort du visionnement de ces films, où se mêlent cultures populaires et ritualisme ancien ou inventé, paganisme et christianisme, pulsions érotiques et cruauté... Le genre canonique du western hollywoodien y est revu et corrigé dans le sens d’un combat à mener contre l’oppression capitaliste. Plutôt que la chasse aux Indiens, le spectateur est invité à prendre part à une exploration toute intérieure, à assumer une errance existentielle, une quête initiatique, avec une certaine propension à la contemplation mystique qui fait que, devant de tels films, le spectateur est maintenu dans un état de lévitation...
Quand Jodorowsky ne médite pas dans le désert, il se projette dans l’espace de la science-fiction, un genre qu’il connaît bien et qu’il cultive depuis L’Incal. Ainsi débute l’entreprise Dune, d’après le roman éponyme de Frank Herbert dont David Lynch tirera au début des années 1980 une adaptation. Après l’échec rencontré par Tusk (1980), un film qui déconcertera ses fans parce qu’il y abandonne provisoirement son inclinaison psychédélique, commence pour le cinéaste franco-chilien le projet (avorté) d’une vie. Devaient participer à Dune la plupart des acolytes de l’auteur, comme Moebius et Hans Ruedi Giger, ainsi que des stars comme Salvador Dali ou Orson Welles. Aujourd’hui, ce « non-film » fait l’objet d’un culte parmi les idoles du cinéaste, si bien qu’un documentaire est paru sur les écrans français en 2016 à partir de son storyboard (Jodorowsky’s Dune, Frank Pavich).
Après ces quelques déconvenues, la Santa Sagre (1989) signe le grand retour de Jodorowsky au cinéma. Inspiré de Freaks (1932), de Tod Browning, le cinéaste donne libre cours à ses obsessions tout en rendant hommage au mime Marceau, auprès duquel il prit des cours à son arrivée en France au début des années 50. Les années 2000 verront la parution, sous une forme illustrée, d’une suite à El Topo (Les Fils d’El Topo, 2006), suivi de deux films plus personnels dans lesquels le cinéaste revient sur son enfance chilienne, dans La danza de la realidad, en 2013, et Poesia sin fin (2016). La dernière édition du Luxembourg City Film Festival nous aura donné l’occasion de voir en avant-première son dernier film, le documentaire Psychomagie, un art pour guérir. Docteur Jodo livre aux ciné-patients ses derniers enseignements thérapeutiques, recourant pour l’occasion à toutes les techniques qu’il n’aura cessé de mobiliser toute sa vie – le théâtre, la magie, les rites, mais aussi le tarot divinatoire de Marseille dont il est un fervent adepte. Poudre aux yeux ou géniale envolée lyrique ? Au spectateur confiné d’en juger.