Les peintres, écrivains et cinéastes n’ont pas attendu la coronacrise pour prévenir, imaginer, voire conjurer l’avènement de catastrophes sanitaires. Les réalités les plus terrifiantes ont ceci de paradoxal qu’elles exercent un certain attrait, comme en témoigne par exemple l’engouement du public pour les récits dystopiques. Frissonner à l’abri du monde, confortablement installé dans un canapé, est l’un des privilèges que nous offrent la lecture ou le visionnement d’un film. Il en était autrement au Moyen-âge, où les thèmes si souvent représentés de l’Apocalypse et du Jugement dernier avaient valeur d’avertissement pour le croyant. Quiconque s’écartait du droit chemin dicté par l’Église s’exposait aux souffrances et à la damnation éternelle mises en image par les peintres à partir de la Bible. Ce qui fut aussi un redoutable instrument du clergé et des souverains pour étouffer toute expression hérétique au sein de la population.
De tels mythes sont toujours susceptibles d’être actualisés dans un contexte hostile à la vie humaine, comme en temps de guerre par exemple. Les quinze xylographies de l’Apocalypse exécutées par Albrecht Dürer à la fin du XVe siècle sont fameuses ; et connaîtront d’étonnantes ramifications au cinéma, comme dans L’Enfance d’Ivan (1962) par exemple, le premier long-métrage d’Andreï Tarkovski dont l’histoire se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. La mobilisation de ce sujet religieux n’est pas un hasard face à la menace totalisante représentée par le IIIe Reich. Le jeune protagoniste qui donne son nom au film associe les figures menaçantes de Dürer aux soldats allemands rencontrés sur le front des opérations. Plus généralement, tout l’œuvre filmique de Tarkovski est hanté et tourmenté par le thème biblique de l’Apocalypse. Un passage extrait de ce Livre est lu dans Stalker (1979), film dans lequel trois explorateurs rejoignent un lieu interdit et dépeuplé appelé la Zone, où tous les symboles du progrès industriel sont réduits à l’état de vestiges et de vanités. Plus surprenant encore, dans son dernier film, Le Sacrifice (1986), Tarkovski anticipe la catastrophe nucléaire de Tchernobyl quelques mois avant qu’elle ne se produise réellement. De croyant, le cinéaste se fait voyant. Ce sont là, en trois films, autant d’avatars du motif apocalyptique déclinés et transposés à des contextes néfastes.
La peste bubonique, au Moyen-Âge, a ravagé l’Europe, décimant un tiers de sa population. Il se trouve que le professeur Didier Raoult est l’un des spécialistes de cette épidémie, ayant diagnostiqué la bactérie à l’origine de la maladie : la bacille de Yersin (Yersinia pestis). À la même époque, au XIVe siècle, Boccacce écrit Le Décaméron, qui débute ainsi : « L’an 1348, la peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d’Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s’était fait ressentir dans diverses contrées d’Orient, où il enleva une quantité prodigieuse de monde. Ses ravages s’étendirent jusque dans une partie de l’Occident, d’où nos iniquités, sans doute, l’attirèrent dans notre ville. Il y fit, en très peu de jours, des progrès rapides, malgré la vigilance des magistrats, qui n’oublièrent rien pour mettre les habitants à l’abri de la contagion. Mais ni le soin qu’on eut de nettoyer la ville de plusieurs immondices, ni la précaution de n’y laisser entrer aucun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d’autres règlements très sages, ne purent les en garantir. » Dans cet état d’exception qui rappelle le nôtre, sept dames et trois jeunes hommes se réunissent pour partager, en dix jours, une centaine de nouvelles. Raconter des histoires est alors le moyen le plus sûr pour remédier à l’ennui du confinement, à défaut de pouvoir agir contre la maladie. Trois siècles plus tard, le grand peintre napolitain Luca Giordano (1634-1705) frappe durablement les esprits avec un retable cher à la population locale, Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656. Dans la partie inférieure du tableau, de gigantesques cadavres étendus sur la place du marché ; debout, un homme s’agite, déplaçant les corps amoncelés, un linge blanc sur la bouche pour seule protection. Provenant du Musée Capodimonte (Naples), le retable monumental fut exposé in extremis à Paris, au Petit Palais.
Plus près de nous, les premières photographies réalisées au XIXe siècle ont – involontairement – un aspect apocalyptique. On y voit des paysages « lunaires », dépourvus de présence humaine, dans lequel le temps semble être figé. Celles d’Eugène Atget prises à Paris ressemblent aux rues désertes de la capitale aujourd’hui. Mais on en connaît la raison, principalement technique ; le temps de pose nécessaire à ces premiers appareils de prise de vues était alors incapable de capturer, sinon sous une forme spectrale, le mouvement relatif à la vie humaine.
Ces dernières décennies, l’humanité a pris conscience de sa fragilité, de sa possible disparition, si bien que la conquête spatiale entreprise par Elon Musk est présentée comme une échappatoire à la vie terrestre. Les causes de cette prise de conscience sont multiples : le mode de production capitaliste basé sur la destruction des ressources naturelles et la raréfaction de la main-d’œuvre, les guerres mondiales, de plus en plus féroces avec le développement des armes de destruction massive, enfin l’émergence de virus menaçant la vie humaine. Après Nagasaki et Fukushima, un livre de Günther Anders le rappelait, intitulé L’Obsolescence de l’homme (1956). Plus avant, on observe, dans les années 1980, un tournant militaire et néolibéral avec Reagan et Thatcher, mais aussi esthétique : la nuit envahit les écrans de cinéma et la ville devient toujours plus menaçante (New York 1997, John Carpenter, 1981). Le transhumanisme s’impose comme un thème de prédilection parmi les productions hollywoodiennes. L’idée que l’humain s’efface dans un monde où les robots et les machines prennent de plus en plus de place finit par s’imposer, confirmée par les succès populaires de Terminator (1984), Robocop (1987) et Predator (1987). Les concepteurs de jeux vidéos puiseront leur inspiration dans ces univers sombres et glaçants, jusqu’à en faire un genre à part, le survival horror, illustré par des titres tels que Doom, Stalker : Shadow of Chernobyl ou Resident Evil. Avec sa collision entre planètes, Melancholia (2011) de Lars von Trier ressemble à un conte pour enfants à côté de ces productions nocturnes.
La conscience d’assister à une destruction écologique planétaire a fait émerger de nombreuses fables post-apocalyptiques ces dernières années. Le roman La Route (2006) de Corman McCarthy, remporte un succès que ne viendra pas démentir son adaptation cinématographique. Seul l’écrivain algérien Boualem Sansal se distingue en reliant la tragédie du monde à une dictature islamiste imaginaire dans 2084. La fin du monde (2015). Désenchanté sans être déprimant, Les Derniers Jours du monde (2009) des frères Larrieu imagine le monde s’effondrer sous nos yeux. Les symptômes sont nombreux : l’eau du robinet arbore un jaune fluorescent, une bombe nucléaire s’abat sur Moscou, tandis que les attentats se multiplient un peu partout en Europe, comme dans les derniers films de Buñuel. Résultat des courses : les hommes meurent, ou ils baisent en tous sens. Dans un pareil chaos, il ne reste plus qu’à suivre les chemins sinueux de son désir, à l’image de Robinson, le personnage interprété par Matthieu Amalric poursuivant un fantasme libérateur. Autre élément positif de cette fable, en résonance avec l’actualité : les animaux regagnent du terrain. Avec un Robert Pattinson confiné dans une automobile de luxe, Cosmopolis (2012), de Cronenberg, véhicule quelque chose de visionnaire. Là encore, les sources d’inquiétudes sont plurielles, de l’écroulement de la bourse aux révoltes annonçant le populisme anarchique de Joker (2019).
Mais s’il fallait revoir un film en rapport avec ce que nous vivons aujourd’hui, ce serait Contagion (2011), chef-d’œuvre de Steven Soderbergh d’un réalisme confondant tourné à la suite des épidémies du Sars et du H1N1. Un virus non-identifié menace cette fois-ci l’humanité. Le moindre geste peut avoir des conséquences désastreuses : une embrassade, une main posée sur une clenche, et le virus se répand comme un feu de paille de l’Asie à l’Europe. Les gouvernements peinent à maintenir l’ordre, les hommes se battent pour s’approvisionner. Les lois n’ont plus cours : retour à l’état de nature. La raison de cette étrange épidémie nous est dévoilée au terme du film ; une chauve-souris en est la cause. Le vampire n’est peut-être pas qu’une légende. Chauve qui peut !