T’es artiste, t’es jeune et en plus issu de cette mythique Grande Région – et hop, c’est bon, les occasions d’exposer ne manquent pas. Comme les politiques veulent signifier que la grande région est plus qu’un concept, ils mettent à disposition des fonds pour le remplir de contenu – et dans ces cas, l’art est toujours bon à prendre. Et comme les institutions culturelles sont sans cesse à la recherche de sous, elles sont prêtes à parsemer leurs expositions d’un peu de propagande sur les bénéfices de la collaboration transfrontalière, sur les « liens historiques » entre la Lorraine, l’Alsace, la Wallonie, la Sarre, la Rhénanie-Palatinat et le grand-duché et autre newspeak – et voilà les sous qui roulent. Il en va ainsi de la biennale Prix d’art Robert Schuman (dont la prochaine édition devrait avoir lieu en 2011), du Prix Edward Steichen, et maintenant de la « triennale jeune création » Roundabout, dont la deuxième édition intitulée Moving Worlds, a actuellement lieu au Carré Rotondes.
Suite à un appel à projets lancé l’année dernière, 157 dossiers ont été soumis au commissaire Didier Damiani, qui a retenu 33 jeunes artistes avec l’aide d’un jury – moyenne d’âge : 29 ans. Des artistes qui, sur leur CV, se situent grosso modo entre les études et une vraie présence sur le marché de l’art. Bien que cette politique de soutien en « coup de pouce » à de jeunes artistes soit utile – d’autres pays, comme la France, font la même démarche –, c’est à se demander si les artistes doivent être autant assistés jeunes – et prendre leur retraite après 35 ans. Ou si l’âge est une condition suffisante pour monter une exposition cohérente de par son contenu. Moving Worlds prouverait plutôt le contraire : les œuvres sont trop inégales, aussi bien au niveau de leur qualité qu’en ce qui concerne leur message.
On y trouve de tout, du bricolage et des photos d’illustration à l’installation politique complexe. Ainsi, si Vanessa Gandar (F) s’émerveille, avec sa photo plasticienne, devant la végétation luxuriante de l’île de la Réunion ou de la transparence diaphane d’une eau de lac, elle est à mille lieues du propos de Filip Markiewicz, dont la grande installation multimédia Madeinferno, qui allie film, néon, dessin et éléments sculpturaux reprenant des symboles des camps de concentration (les tours de surveillance, les portiques...) et des références à La porte de l’enfer de Rodin et à la Divine comédie de Dante, accuse l’aliénation dans les grandes villes occidentales contemporaines.
Parce qu’il a dû constater cette disparité et la grande variété de sujets abordés par les artistes, Didier Damiani a organisé l’exposition en six grands thèmes : Transformations, Voyages, Évolutions, Flux, Espace-Temps et Révolutions, des thèmes assez fourre-tout, qui ne sont pas clairement démarqués dans l’exposition. À cela s’ajoutent quatre projets satellites, à Metz, à Charleroi, à Sarrebruck et au Kiosk de l’Aica, place de Bruxelles à Luxembourg, pour mieux implanter le projet dans la grande région, lui donner une visibilité décentralisée.
L’installation Mémoire-nuage, de Gilles Pegel (L) dans le Kiosk est d’ailleurs une des œuvres les plus convaincantes de l’exposition : son « nuage » flottant à l’intérieur du pavillon est une sculpture en deux dimensions (ou presque) faite de dizaines de vieux disques durs achetés sur Ebay et vissés les uns aux autres. Leur miroitement est aussi bien littéral – ils brillent et reflètent les passants et le trafic devant l’ancien kiosque à journaux – que symbolique : ces composants informatiques sont porteurs d’une partie de la mémoire de leurs anciens propriétaires. D’autres applications informatiques, comme la Nature morte de Dominique Cunin (F) – le visiteur peut faire basculer une classique nature morte à l’aide d’un joystick et regarder derrière la façade – restent trop plates, trop premier degré.
L’humour absurde est une constante dans le travail de Max Mertens (L). Après avoir imaginé un jeu interactif pour le Kiosk de l’Aica en 2009, avec un gros ballon rouge jonglant entre deux ventilateurs, il propose une œuvre similaire : sa « sculpture mobile à activer » Ventilateur est déclenchée par les spectateurs, un tas de ballons blancs flottant au-dessus d’un gros ventilateur. Max Mertens s’inscrit ainsi dans la lignée des artistes qui font intervenir les spectateurs dans leur sculptures, comme Jeffrey Shaw ou Erwin Wurm.
L’humour de Sébastien Gouju (F) est aussi simple qu’évident : il lui suffit de changer l’inclinaison d’une figure christique, la fixant à l’horizontale au lieu de la verticale classique pour en faire une œuvre provocatrice et politique : au-dessus de la porte d’entrée de la salle d’exposition, cet In God we trust devient une figure sautant dans le vide, comme un nageur sur un plongeoir, qui pourrait symboliser un acte de désespoir devant la perte de l’humanité ou la chute du cours du dollar (comme l’insinue le catalogue) comme un acte tout à fait gratuit et, pour cela, magnifique, à la Yves Klein (version plus attrayante).
Moving Worlds parle de mobilité idéologique et géographique. Cathy Weyders (B) a construit un Igloo de sauvetage, fait de dizaines de ces vestes de secours gonflables qu’on trouve sous les sièges des avions, en orange clinquant, devenu un peu l’icône de cette exposition. Et il pourrait d’ailleurs l’être de l’époque de catastrophes climatiques, des inondations au Pakistan en passant par les feux en Russie aux coulées de boue en Chine. Avec Somewhere Else, une sculpture entièrement faite d’extraits de magazines, Justine Blau (L) se demande si, à l’air de Google Maps et de la surveillance satellitaire, il reste encore, quelque part sur la planète, un endroit inexploré, si on peut encore rêver d’une terra incognita. Comme une réponse à cette interrogation, Daniela Bershan (D) fait pousser durant toute la durée de l’exposition de nouveaux mondes, en cultivant des cristaux de sel sur ses sculptures faites de tissus, de plastique et de lumière qu’elle intitule ironiquement Intracreaturistic Youtube.
Les univers imaginaires que crée Eric Schockmel (L) ont quelque chose de fascinant et d’inquiétant en même temps : aux croisements de la technologie et de la nature, ses études géomorphologiques en images de synthèse ressemblent à des armes high-tech – et vice-versa. François Martig (B) prend le contre-pied de ce futurisme en défendant d’anciennes plantes contre les multinationales de l’agro-alimentaire : pour Aux quatre vents (œuvre multiformes), il a littéralement semé à tous vents, envoyant des graines anciennes, désormais interdites à la vente sous la pression des grands groupes de l’agro-alimentaire, à l’aide de pigeons voyageurs sur tout le territoire qu’ils pouvaient atteindre – comme un geste dérisoire d’insoumission, un acte politique et subversif, encadré par une installation dans l’exposition et un colloque qu’on peut suivre sur bande vidéo.
L’œuvre la plus étonnante, la plus touchante aussi, est sans conteste la Road Map, Possible voyage de Gaëlle Dodain (L). L’artiste a visité des villes homonymes de grands centres touristiques – Montréal, Jérusalem, Moscou, Venise, Bruges –, se trouvant toutes en France, interrogeant les habitants sur leur identité, leurs spécialités, leur expérience de ce dédoublement. Dans Moving Worlds, ces rencontres sont présentées sous forme de photos, de dessins et de vidéos. Si d’autres artistes, comme Max Ruf (D, Check and Go) ou Laura Poggi (L, Stuck in transit) en sont encore à thématiser la mondialisation et les fléaux du tourisme de masse, Gaëlle Dodain semble proposer une alternative « éco-responsable » : Venise à deux pas de chez vous.
D’ailleurs, à l’exception de deux ou trois artistes – Markiewicz, Gouju et Jonathan Rescigno (F), qui, à Metz, montrait ses films de la série (De)construction, sur la mutation de sa région, la Lorraine, après la crise de la sidérurgie –, peu d’entre eux sont politiques, dans le sens d’une critique de la société et de ses logiques de pouvoir. Moving Worlds confirme ce qu’on a pu observer dans d’autres expositions (comme celles organisées par IUEOA) et dans d’autres domaines : que les jeunes s’inquiètent moins d’utopies sociétales et de grandes idéologies politiques que de l’avenir de la planète, qu’ils se sentent concernés par tout ce qui touche la protection de l’environnement et les enjeux géostratégiques inhérents. Ce n’est pas toujours du grand art pour autant, mais c’est une vraie tendance lourde.