Ce son radical, ce minimalisme low-tech, cet esprit avant-garde réalisé avec des instruments bidouillés : pas de doute, c’est du Pomassl. Douze ans après avoir donné une grande claque au public de Manifesta 2, en 1998, jadis dans les caves du CPCA à Bonnevoie, avec une installation sonore mémorable dans les basses, qui faisait vibrer tout le corps, l’artiste autrichien Franz Pomassl est de retour au Luxembourg, cette fois dans les caves du Mudam. Et il n’intervient pas seul cette fois, mais avec son compatriote Peter Kogler, un des huit artistes invités par les quatre curateurs de l’exposition Sketches of space à réaliser une œuvre in situ, produite par le musée et pour le bâtiment d’IM Pei. Kogler n’est d’ailleurs pas non plus un inconnu pour le public autochtone, il avait déjà réalisé une œuvre en-ligne pour le premier site internet du musée d’art moderne.
Untitled (2010) est un véritable environnement immersif, une expérience sensorielle dans laquelle le visiteur est à la fois spectateur et acteur : une projection à 360° investit tout l’espace, avec ses recoins et ses piliers, projection constituée au début d’une trame géométrique abstraite qui se décompose peu à peu, jusqu’à ce que l’espace-temps semble fondre, se dissoudre véritablement. La musique de Franz Pomassl accompagne et accentue la sensation d’une perte de repères, où on a l’impression qu’on ne peut plus se fier aux images – Peter Nolan (Inception) et les frères Wachowski (The Matrix) ne sont pas loin de ce délire visuel. Peter Kogler lui-même estime qu’il s’agit d’une « progression vers l’entropie » et Boris Groys disait de son art que c’était « une réponse à la question de la représentation de l’infini dans un espace artistique fini ».
L’œuvre – Peter Kogler a réalisé des installations semblables pour le Mumok à Vienne, en 2008, et actuellement à la Schirn Kunsthalle à Francfort – est d’une simplicité déconcertante, qui n’a d’égale que son efficacité, et elle pourrait en cela être représentative de cette deuxième exposition conçue sous la direction d’Enrico Lunghi au Mudam. Sketches of space est en quelque sorte l’anti-Meilleur des mondes : là où cette exposition sur la collection du musée (voir d’Land 12/10) montrait beaucoup de petits formats de nombreux artistes alignés dans de longs accrochages parfois rébarbatifs comme pour étaler sa richesse, celle-ci est radicale et minimaliste : huit artistes seulement pour des installations gigantesques, qui remplissent le rez-de-chaussée et le sous-sol. Si le sujet initial – une confrontation avec l’espace du musée – faisait bâiller, tellement on nous bassine avec le côté soi-disant exceptionnel du musée de Pei, alors qu’il en a construit des semblables, et même de meilleurs, de par le monde, il faut dire que les réponses des artistes retenus sont intéressantes par leur parti pris clair et complémentaire.
Ainsi, les uns interrogent l’institution muséale en soi (Simone Decker, Michael Beutler), d’autres l’architecture et le bâtiment (les deux précédents, plus Vincent Lamouroux et, de façon moins directe, le duo Raffaela Spagna et Andrea Caretto) et enfin un troisième groupe la perception (Simone Decker encore, Ann Veronica Janssens, Zilvinas Kempinas et Peter Kogler, donc). Mais ils ont en commun de faire participer le visiteur, entre Schueberfouer (Kempinas) et contemplation (Janssens). Ils font le tour de la question de l’espace en géomètres ou en rêveurs, faisant même (souvent) preuve d’humour.
Une longue fidélité lie Enrico Lunghi et l’artiste luxembourgeoise Simone Decker, qui vit et travaille à Francfort. Il lui a déjà consacré deux expositions monographiques au Casino Luxembourg et l’a montrée à la biennale de Venise en 1999. Il n’était que naturel qu’elle soit parmi les premiers artistes qu’il inviterait dans sa nouvelle maison. Habiter le grand hall est un défi pour chaque artiste ayant eu à s’y essayer, son Second life, une tour de 18 mètres de haut faite de plus de 200 caisses d’œuvres d’art qui s’érige sous la grande verrière, et qu’on peut même escalader jusque tout en haut, offre de multiples lectures. Architecture, sa structure se développe dans l’espace et offre une vue imprenable sur un panorama rare et plusieurs siècles d’histoire architecturale, de la vieille ville au plateau du Kirchberg. Trompe-l’œil comme beaucoup de ses travaux, elle montre la collection – c’est une des contraintes que le conseil d’administration a imposées à Enrico Lunghi – tout en la cachant dans des boîtes de transport. Pleine d’humour acerbe, sans être méchante, elle critique ainsi aussi l’institution du musée en soi.
Beaucoup plus ludique, le Ballroom du Lituanien Zilvina Kempinas happe le spectateur – surtout les enfants ! – par son environnement coloré : des cerceaux de bande magnétique dansent sous des spots lumineux, animés par des ventilateurs ; les murs brillants et malléables semblent se déliter, l’architecture n’offrant plus aucun repère. Comme Simone Decker, Kempinas est déjà présent dans la collection du Mudam, avec une œuvre faite de son matériau de prédilection : la bande magnétique des cassettes vidéos. Avec lui, il conçoit des œuvres poétiques se basant sur un équilibre fragile d’apparences trompeuses, démasquant elles-mêmes leur propre artifice. Ici, une deuxième œuvre, plus ancienne, permet de mieux appréhender son travail : White noise, datant de 2007, reconstitue les bruits visuels que peut générer un téléviseur ou un autre équipement vidéo, par le frétillement de ces bandes magnétiques, provoqué par deux ventilateurs.
L’Allemand Michael Beutler rappelle que l’espace architectural est structuré par des murs, des lignes horizontales et verticales. Pour Flip, il a découpé des morceaux de parois provisoires construites pour les besoins d’expositions temporaires au Mudam, et les allonge sur des demi-roues métalliques noires, de sorte à ce que, à l’horizontale, ces mêmes parois structurent l’espace dans l’autre sens. Ce n’est certes pas nouveau, même au Luxem-bourg on a déjà pu voir des approches semblables de gens qui confrontaient les white cubes d’Urs Raussmüller au Casino, mais ici, c’est la forme de l’œuvre, minimale et très structurée, ainsi que ses dimensions gigantesques qui font de l’effet. Beaucoup moins convaincante, la deuxième œuvre de Beutler, Pilf, au premier étage, en étant en quelque sorte l’opposé de cette déconstruction – au lieu de soustraire un élément à l’espace, il en ajoute à l’existant – est surtout très moche et donne l’impression d’en faire trop. Ses nouvelles « entrées » aux salles d’exposition à l’étage (qui sont encore consacrées à la collection), fabriquées sur place en plâtre et papier crépon coloré, font penser à une de ces boutiques de sucreries où on attrape des caries rien qu’en regardant les couleurs de l’étalage.
Les sculptures de Vincent Lamouroux (F), sous le grand escalier au sous-sol, sont simples et un peu trop évidentes : bien que se référant aux architectures imaginaires évoquées par Edgar Allan Poe, elles pourraient autant revendiquer d’être des descendantes directes de Sol Lewitt (après l’invention de logiciels de dessins et calculs 3D...) et autres artistes du minimalisme des années 1960. Son Prodrome ne dit rien que Bert Theis n’aurait pas déjà dit, en mieux (la structure, la réduction des formes, la référence littéraire ou philosophique) ; cela dit, installées sur place, elles ne manquent pas d’esthétique.
Ann Veronica Janssens (B), qu’on a connue plus inspirée, quitte ses ambiances brumeuses ou lumineuses pour une projection digne de l’op art, déconcertante, voire flippante : dans le noir le plus total, une source lumineuse très puissante se grave dans l’œil du spectateur – et fait passer des images subliminales. L’installation Low Energy Transformation – Practices of experimentation on the origin of forms du duo italien Raffaele Spagna et Andrea Caretto, respectivement artiste paysagiste et muséologue diplômé en sciences naturelles, vient un peu comme un cheveu sur la soupe : grande construction rhizomique bidouillée, elle revendique un côté écolo militant, plus scientifique qu’esthétique, réfléchissant par exemple sur les ressources naturelles – l’eau de pluie récupérée sur le toit est purifiée par des microorganismes avant d’arroser des plantes appelées « îlots » et plantées dans des bouteilles en plastique qui sont ainsi recyclées elles aussi. Les thèmes qu’ils abordent peuvent être intéressants, mais cela manque un peu de cohérence par rapport au reste du propos, ou simplement de lien.
Face à la débauche d’œuvres présentées au Pompidou Metz ou dans d’autres grandes manifestations estivales à vocation touristique, Sketches of space prend le parti de l’épure, tout en proposant des gestes radicaux et clairs. Si une de ses ambitions est de faciliter l’accès au musée au plus grand nombre de visiteurs, c’est certainement réussi. Car bien que les artistes posent des questions pertinentes sur le musée et son territoire, leurs œuvres sont résolument pop, proche d’autres univers et leurs esthétiques, notamment le cinéma et la musique, plus grand public que l’art contemporain. La transdisciplinarité et la participation sont désormais des évidences, autant les pratiquer.