Le président du LSAP, Franz Fayot, traîne une réputation d’intellectuel, et ceci dans un parti où ce mot reste souvent synonyme d’arrogance. Pour authentifier sa street cred auprès de la base, il vient d’entamer des pérégrinations à travers les sections locales, passant une partie de ses soirées et de ses week-ends à rencontrer les militants, comme récemment à la « Fête des roses » à Pétange. Sur Facebook, on voit Fayot sourire devant une buvette Bofferding entouré de camarades en T-shirts rouges. (Cela change de son compte Instagram où on peut suivre ses voyages à Tokyo, New York et Saint-Pétersbourg.) Fayot est un Stater notable, et son l’habitus se situe quelque part entre Bildungsbürger bobo et avocat d’affaires. Lors de ses déplacements dans le Minett, ressent-il une distance sociale ? « En fait, non, répond-il. Je n’ai pas de problèmes dans le contact avec des gens d’autres milieux. Je suis quelqu’un de relativement affable [leutselig], même si je ne vais pas rester des heures aux Béierfester. »
On ne se bousculait pas pour devenir président du LSAP. « Certaines personnes me l’ont déconseillé. Dans un certain sens, c’est une mission impossible. » S’il a fini par poser sa candidature, cela aurait été par « goût du challenge » : « Et puis je mentirais si disais qu’il n’y est pas entré une part de calcul politique. En tant que président, on a un autre poids que comme simple député de la Ville. Si tu veux avancer, il faut se mesurer à ces tâches. »
Dans les tribunes libres qu’il publie régulièrement dans le Tageblatt et le Wort, Franz Fayot se positionne clairement à gauche. Ses critiques les plus virulentes visent la place financière, c’est-à-dire le milieu professionnel dont Fayot, un ancien associé de Elvinger Hoss, est issu. Il fustige la « monégasquisation du Luxembourg » ainsi que « la pression de l’argent et des milieux d’affaires régnants ». Et de s’interroger si les managers revendiquant des stock-options « se sentent encore comme des concitoyens ou plutôt comme des mercenaires exilés plus ou moins de force en province et qui s’y attendent du moins à un taux d’imposition favorable ».
Sa première sortie en tant que président de parti aura été fracassante. Dans un article publié en mars dans le Wort, Franz Fayot propose de ressusciter l’impôt sur la fortune (aboli en 2007) et d’introduire une « imposition radicale et appropriée » sur les plus-values issues de la spéculation immobilière. Pour combattre la crise climatique, il faudrait fortement taxer les 4x4 « und andere Drecksschleudern ». Ces revendications flottaient en apesanteur politique. Non seulement ne figurent-elles pas dans l’accord de coalition, mais Fayot semblait peu se préoccuper des majorités politiques nécessaires à leur implémentation. Peu après la publication de sa tribune libre, Franz Fayot requalifiera son catalogue de revendications en « Denkustéiss ». En 2015 déjà, venant juste de lire Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, Fayot avait hardiment proclamé à la Radio 100,7 qu’il était favorable à un impôt sur la succession en ligne directe. « D’Ierfschaftssteier brauch ee guer net unzeschwätzen, soss gëtt ee gekräizegt », constatera-t-il, désabusé, une année plus tard.
Face au Land, Fayot revendique « une certaine liberté de parole ». Il fustige « le consensualisme extrême et le manque de courage » qui domineraient au Grand-Duché. Expressions d’une « certaine impatience », ses prises de position ne seraient pas toujours « muechtpolitesch duerchkalkuléiert ». Fayot se voit dans le rôle de « Virdenker [précurseur] pour faire avancer le parti ». Mais précise qu’il ne s’agirait « pas de jouer à Frank Engel » : « Je ne veux pas faire de la provocation pour la provocation ». Député de la majorité, Fayot se dit conscient que la raison de coalition lui impose certaines limites : « Il faut faire attention à ne pas trébucher sur des choses qu’on doit voter par la suite au Parlement ».
En amont des élections anticipées de 2013, Fayot fustigeait le « Ämterklüngel », la « Verantwortungslosigkeit » et la « Durchsetzung des Staatsapparates mit Patenkindern und Parteimitgliedern », tout ceci évidemment l’œuvre exclusive du CSV. À relire les articles publiés par Fayot ces six dernières années, on a l’impression d’une tentative d’ablution. Comme si le LSAP était un parti de l’opposition et n’avait pas exercé le pouvoir, avec tous les compromis et compromissions que ceci implique. Or, il se trouve que le LSAP a été au gouvernement de 1974 à 1979, puis de 1984 à 1999, et enfin de 2004 à aujourd’hui ; soit 35 ans sur les derniers 45 ans. « L’État CSV » était en fait une coproduction LSAP.
« Je n’aime pas penser en termes de cliques, de clans et de gardes rapprochées », dit Franz Fayot. Au sein du parti, il apparaît encore assez isolé. Son entourage immédiat est constitué par les trois juristes Marc Limpach, Christophe Schiltz et Max Leners. Fraîchement sorti de la fac, Leners est l’apprenti de Fayot. Il occupe deux emplois à mi-temps : stagiaire pour l’avocat Fayot et attaché parlementaire pour le député Fayot. (Un arrangement qui aura nécessité quelques tractations au sein de la fraction, les attachés parlementaires étant supposés former un « pool » commun et non travailler exclusivement pour un député en particulier.)
Leners publie, lui aussi, des lettres ouvertes (en luxembourgeois et dans le Wort) pour affûter son profil politique. Il n’hésite pas à attaquer – sans les nommer – les camarades ministres. Ainsi en mars, Leners critiquait-il la mission de promotion à la Mipim de Cannes, « pour enthousiasmer encore plus de nouveaux investisseurs à l’idée de placer leur argent dans un marché immobilier luxembourgeois déjà en surchauffe. » Or, justement, le ministre de l’Économie, Etienne Schneider, s’était déplacé à Cannes pour y chanter les louanges de la croissance luxembourgeoise.
Alors que le LSAP tente de se « trouver un nouveau narratif » – au-delà du classique « sans nous, ce serait pire » –, la tension entre croissance économique et urgence climatique s’accentuera. La discussion, promet Fayot, sera menée de manière offensive et ouverte. Le président du LSAP aime à évoquer le PIB du « bien-être » ; la question écologique, dit-il, se trouverait « toujours en porte-à-faux avec une ligne plus productiviste qui préconise qu’il faut d’abord générer des richesses avant de les redistribuer et, selon laquelle, tout le reste, c’est juste nice to have ».
« On se consolide à un niveau plutôt bas », c’est en ces termes que Franz Fayot a récemment décrit sur Radio 100,7 le score socialiste (12,2 pour cent) aux européennes. Une liste jeune avec peu de poids lourds politiques ; le scénario de 2019 risquera de se reproduire aux législatives de 2023. Le LSAP devrait s’y présenter sans certaines de ses valeurs électorales sûres : Jean Asselborn et Mars Di Bartolomeo au Sud (30 014 et 17 041 suffrages nominatifs) ; Etienne Schneider et Marc Angel (13 350 et 6 739) au Centre ; Romain Schneider et Claude Haagen (9 470 et 4 860) au Nord. Les suffrages nominatifs de ces hommes – pour la plupart d’un certain âge – se cumulent à quelque 100 000 voix. Sans lesquelles, le LSAP risque la relégation en deuxième division, aux côtés de l’ADR.
Le LSAP est condamné à se rajeunir et, en interne, la transition occupe tous les esprits. Etienne Schneider avait soulevé la question au lendemain des élections, la prenant comme prétexte pour se positionner en vue d’un poste de commissaire à Bruxelles. Le Vice-Premier ministre aurait exhorté les mandataires à « mettre leur ego personnel de côté dans l’intérêt du parti » et à réfléchir sur comment soutenir des jeunes, se rappelle Dan Kersch.
Parmi les éléphants du parti, personne ne se hasarde à avancer une date de départ. Ce samedi, face à RTL-Radio, Etienne Schneider déclarait : « Maintenant je suis élu et je suis là. Pour l’instant, je n’ai pas de projets pour faire quelque chose d’autre ». Mais il expliquait également que « si on annonce une année en avance qu’on va arrêter, alors on devient un lame duck. Plus personne ne vous écoutera, tout le monde va se dire : ‘On attend le prochain, peut-être s’entendra-t-on mieux avec celui-là’. »
Dan Kersch serait-il le nouvel homme fort du LSAP au gouvernement ; suppléant un Etienne Schneider de guerre lasse et politiquement affaibli ? Kersch refuse cette description : « Etienne Schneider reste notre leader. Et je ne vois pas en quoi il serait affaibli. Il a été nommé ministre de la Santé, un ressort traditionnellement socialiste où les enjeux sont centraux. » Sur les ondes de RTL-Radio, Schneider rappelait « le partage des rôles » : « Je suis en contact quotidien avec Xavier Bettel et Felix Braz, c’est ça mon rôle en tant que Vice-Premier. »
Toujours est-il qu’aux conseils de gouvernement, Dan Kersch finit souvent par remplacer un Etienne Schneider en déplacement à l’étranger. Kersch n’a pas peur de la confrontation, y inclus au sein de la coalition. « J’appartiens à ceux qui qui expriment leur opinion plus fortement, si cela s’avère nécessaire », concède-t-il. Sur quels dossiers ? « Je ne vais pas commencer à vous raconter les affaires internes du conseil des ministres ». (D’après nos informations, des clashs auraient régulièrement éclaté entre lui et la ministre de l’Environnement, Carole Dieschbourg, au cours de la législature précédente.)
Dan Kersch se retrouve désormais au centre du jeu politique. C’est lui qui a propulsé Paulette Lenert, son ancienne coordinatrice générale au ministère de la Fonction publique, à un poste ministériel. (Après avoir, selon le Wort, fait pression sur la députée Tess Burton pour que celle-ci y renonce.) Quant à Taina Bofferding, la nouvelle ministre de l’Intérieur, elle a hérité de l’ancien ressort de Kersch. « Elle n’a nullement besoin de moi comme maître d’apprentissage, dit celui-ci. De toute manière, on ne peut pas mener cinq ministères en parallèle. » Taina Bofferding est l’étoile montante du LSAP ; la question du prochain « Spëtze-Kandidat » se décidera probablement entre elle et Kersch.
Dan Kersch s’est révélé être un ministre coriace et incisif. À l’Intérieur, il aura réussi à boucler la fusion des services de secours, la réforme des finances communales, sans oublier la séparation entre l’Église et l’État. Dans le dossier de l’impôt foncier, par contre, il aura préféré temporiser. La mémoire de Lucien Lux, lynché en 2009 par la nation des automobilistes, reste intacte.
En 2018, Kersch entre au ministère du Travail comme en territoire hostile, plaçant ses proches aux postes-clés. Tom Oswald, ancien chef du service social dans sa commune de Mondercange, est parachuté comme coordinateur général au Rousegäertchen. Claude Tremont, ex-secrétaire de la fraction socialiste, se retrouve responsable du département « Emploi ». À quoi s’ajoutent deux nominations de conseillers communaux du LSAP de Bettembourg et de Differdange : Marco Estanqueiro comme responsable du département « Économie sociale et solidaire », Pierre Hobscheit comme conseiller de gouvernement adjoint.
L’ironie de l’histoire, c’est qu’un représentant de l’aile gauche du LSAP, ancien transfuge du KPL, consolide son pouvoir (au point de se retrouver à deux doigts de devenir Vice-Premier ministre) alors même que sa génération politique, étroitement liée au syndicat, est politiquement décimée : Vera Spautz a perdu la mairie d’Esch, André Roeltgen a annoncé sa démission de la présidence de l’OGBL. Finalement, que reste-t-il des socialistes de gauche [Lénkssozialisten] ? « Peut-il exister quelque chose comme un socialiste de droite ? », répond Kersch.
Les logiques dynastiques continuent à peser au sein du parti : Franz Fayot, Joanne Goebbels et Lisa Kersch ont pu lancer leur carrière politique grâce à leur nom de famille. Ceci les expose au soupçon de népotisme, même si Dan Kersch assure que la proposition de nommer sa fille comme co-tête de liste aux européennes ne provenait pas de lui. Lisa Kersch vient d’être embauchée comme attachée parlementaire de Nicolas Schmit/Marc Angel. Elle a beaucoup thématisé la question climatique lors de la campagne électorale, et l’écart par rapport aux positions écologistes de son père, issu de la vieille école productiviste, semble assez prononcé.
Invitée au « Kloertext » de RTL-Télé en novembre dernier, Joanne Goebbels opinait que la filiation pouvait également constituer un « désavantage », « surtout si on a un père qui n’est pas toujours… qui a également un peu heurté au cours de sa longue carrière politique ». Son père, l’ancien ministre de l’Économie, Robert Goebbels, meuble sa retraite avec la présidence du Freeport et des lettres à la rédaction mettant en doute la réalité du dérèglement climatique. Or cette question, ressentie de manière viscérale par les millenials, aura la force de chambouler le paysage politique.
Esch est perdu
En 2023, les élections communales précéderont les législatives de quelques mois. L’érosion du socialisme municipal a été étonnamment peu commentée. Entre 2005 et 2017, le LSAP a chuté de 40,5 à 28 pour cent à Esch-sur-
Alzette, de 58 à 40 pour cent à Kayl, de 53 à 39 pour cent à Bettembourg et de 47 à 38 pour cent à Schifflange. L’ancrage local a fait la force de la social-démocratie luxembourgeoise. Or des bastions rouges comme Schifflange et Esch ont été perdus, tandis que Bettembourg n’a pu être reconquis. (À chaque fois, ce furent les Verts qui permettaient au CSV de former une coalition contre le LSAP.) À Esch, l’ascension de Taina Bofferding aux honneurs ministériels fut ressentie comme une calamité. Qui était suive par la débâcle aux européennes : le LSAP finissait troisième à Esch, derrière les Verts et le CSV, un résultat qui, jusqu’à peu, semblait inimaginable. Bofferding était supposée devenir la leader de l’opposition locale, la reconquistadora de Esch-la-Rouge. Depuis, ses plans de carrière ont changé. bt