Mercredi 4 janvier peu avant huit heures du matin. Alors que la trêve des confiseurs prolongée a fait se rabattre la plupart des médias sur un mélange de nouvelles en rapport avec la météo hivernale et de rétrospectives sur l’année écoulée, Mick Entringer reçoit Simone Beissel pour l’entretien matinal en direct de la radio 100,7. Le sujet : la politisation croissante du Conseil d’État. Rien que de routine. Jusqu’à la fin de l’entretien : profitant du fait que la députée libérale est aussi présidente de la commission des Médias de la Chambre des députés, la journaliste l’interpelle sur le rôle que joue le Parlement dans les actuelles négociations entre le gouvernement et RTL Group pour un nouveau contrat de concession, celui signé en 2007 venant à échéance en 2020. Et là, soudain, Simonr Beissel prend tout le monde de court en affirmant que « Bertelsmann demande » que l’État cofinance ses programmes de radio luxembourgeois. Avant de divaguer sur ses idées sur les risques du monopole de RTL Télé Lëtzebuerg, et de se demander à voix haute s’il ne serait pas utile « pour la multiplicité et l’équilibre » qu’il y ait une deuxième chaîne de télévision à portée nationale, pourquoi pas publique au Luxembourg ? Fin de l’entretien.
La grande confusion Mine de rien, la députée a semé la zizanie dans les rédactions audiovisuelles avec ces quelques phrases. De vieilles craintes refont surface : RTL Group voudrait-il se débarrasser de ses chaînes luxembourgeoises, plus assez rentables ? L’État envisagerait-il de les nationaliser, alors qu’elles ont depuis toujours ce statut hybride de service public assuré par un opérateur privé ? Et si tel était le cas, seraient-elles fusionnées avec la radio socioculturelle, deuxième service public créé sur le tard, il y a vingt ans seulement ? Une radio qui, à ses débuts, partageait non seulement le bâtiment, les studios et les techniciens, mais aussi la fréquence de RTL Radio Lëtzebuerg.
Depuis une semaine, toutes les personnes impliquées rassurent, la plupart en off, qu’il n’en est rien, que ce vent de panique est tout à fait injustifié. « Au contraire », affirme Oliver Fahlbusch, le responsable de la communication de RTL Group joint par le Land, « c’est la volonté du management de renforcer la position et l’indépendance de la rédaction [luxembourgeoise]. » Il y a dix ans, les négociations de l’actuel contrat de concession se déroulaient également dans un climat tendu, le gouvernement luxembourgeois craignant à l’époque que RTL Group ne parte du Luxembourg. L’obtention de garanties sur le maintien du siège, de services vitaux, de centaines d’emplois et des programmes luxembourgeois était alors vue comme un succès du ministre des Communications, Jean-Louis Schiltz (CSV). Mais aujourd’hui, la donne a encore une fois changé : alors que le nouveau siège au Kirchberg est fin prêt et que le déménagement des services de RTL Group bat son plein, le maintien du cœur de l’entreprise ne semble pas compromis. Mais ce qui est en jeu, c’est l’équilibre du marché historique conclu entre l’État luxembourgeois et RTL Group.
Fragile équilibre Le pragmatisme à la luxembourgeoise a fait que les gouvernements successifs voyaient comme une aubaine, tout au long du XXe siècle, que la Compagnie luxembourgeoise de radiodiffusion (1931) des débuts, devenue en 1954 la Compagnie luxembourgeoise de télévision (CLT), puis RTL Group, soit prête à assurer un service national de radio et de télévision sans que cela ne coûte un centime à l’État luxembourgeois. Ce service, elle l’offra en contrepartie de la mise à disposition, par l’État du grand-duché, de ses fréquences de diffusion terrestres, longues ondes et FM. C’est grâce à ces fréquences que la CLT put conquérir les marchés avoisinants, d’abord avec la radio en France, puis avec la télévision en Belgique, aux Pays-Bas et surtout en Allemagne. Grâce à ces ondes, RTL contourna les monopoles nationaux très restrictifs d’abord, des régulateurs un peu trop tatillons à ses yeux ensuite, lorsque tombèrent les monopoles. Or, peu à peu, ces fréquences devinrent moins attractives, justement parce que les monopoles audiovisuels ont disparu et les technologies évolué. La CLT/ RTL négocia constamment ses engagements à la baisse, se débarassant par exemple au début des années 1990 de son Orchestre symphonique (fondé en 1933) et que le gouvernement nationalisa en 1996 pour le transformer en Orchestres philharmonique du Luxembourg (OPL). En parallèle, Alain Berwick avait repris la direction des chaînes luxembourgeoises, les modernisant radicalement – y introduisant aussi un esprit beaucoup plus commercial.
Bien que, secoué par l’affaire Lunghi/Schram, ce même Alain Berwick ait annoncé son départ de l’entreprise d’ici l’été, c’est lui qui négocie encore une fois le nouveau contrat de concession, ayant en face de lui notamment Jean-Paul Zens, négociateur historique en matière de politique des médias de plusieurs gouvernements successifs et dans ce contexte commissaire officiel de l’État auprès de la CLT-Ufa. Ni l’un ni l’autre ne veulent officiellement prendre position quant aux négociations, renvoyant aux discussions en cours et à la primeur que le Premier ministre et ministre des Médias Xavier Bettel (DP) veut accorder aux députés de la commission des Médias. (Aucune date pour cette réunion d’information n’est encore annoncée officiellement, mais elle pourrait se tenir dans les prochaines semaines). « Vous comprendrez, affirme aussi Oliver Fahlbusch de RTL Group, que je ne peux m’exprimer dans le détail sur des négociations en cours. Mais je peux vous dire que la diffusion n’est plus un goulot d’étranglement. Donc la valeur des fréquences a baissé ».
En clair cela veut dire que le fragile équilibre du deal fréquences contre service public n’est plus garanti, RTL Group invoquant les frais excessifs de la télévision luxembourgeoise par rapport à la valeur des fréquences – notamment les ondes longues ne sont plus si convoitées. Or, d’après les informations concordantes recueillies par le Land, la radio luxembourgeoise n’est pas en cause, puisque son exploitation serait non seulement en équilibre, mais rapporterait même, grâce à la publicité, entre deux et trois millions d’euros annuels à RTL Group. L’annonce que Roy Grotz succédera à la rédaction en chef à Guy Kaiser, qui fait valoir ses droits à la retraite, est d’ailleurs une marque de stabilité de ce côté-là. D’ailleurs Xavier Bettel vient de démentir, dans une question parlementaire, l’affirmation de Simone Beissel qu’il y aurait une deuxième radio de droit public,
C’est surtout du côté de la télévision que cela coince. Le contrat de concession actuel impose un certain nombre de contraintes à RTL concernant aussi bien le service public de la radio que de la télévision. Ces règles sont autrement plus contraignantes et détaillées que celles que le même État a imposées en 1991 à la radio socioculturelle et qui tiennent en un alinéa1. Le cahier des charges de RTL prend plusieurs pages A4, et outre des grands principes comme le pluralisme des opinions, l’objectivité, l’indépendance et l’équilibre, lui impose des équipes de journalistes professionnels, des équipements fiables, voire même un « directeur ayant les compétences et sensibilités requises par rapport aux réalités luxembourgeoises »2. RTL Télé Lëtzebuerg doit assurer une demie-heure d’information quotidienne, à rediffuser avec une traduction française, une heure de culture et une heure de sport par semaine, ainsi qu’une demie-douzaine de retransmissions d’« événements exceptionnels de premier intérêt » (dont les frais sont toutefois couverts par le gouvernement) et diffuser gratuitement les communiqués officiels concernant la sécurité du pays et de sa population…
Mais à l’heure de la convergence des technologies – télévision et radio couplées à Internet –, passant par d’autres réseaux que les fréquences terrestres (satellites, réseaux numériques) et de la consommation non-linéraire des contenus (de plus en plus, le public regarde des éléments à la demande lorsque bon lui semble, sur son smartphone, sa tablette ou les réseaux sociaux), les fréquences terrestres, dont la rareté et la portée faisaient tout l’attrait, perdent de leur valeur. RTL a donc fait savoir au gouvernement luxembourgeois que soit elle réduit la voilure dans l’offre de ses programmes luxembourgeois – au lieu des 90 minutes quotidiennes, elle pourrait financer moins de programmes –, soit l’État met la main à la poche pour financer ce service public qui lui semble si important. Mais est-ce que les règles de la concurrence imposées par Bruxelles permettront encore une telle intervention publique dans une entreprise commerciale ?
Aides cachées Il faut dire que, bien que RTL Télé Lëtzebuerg ne reçoive pas de dotation financière officielle de la part de l’État, il y a des aides indirectes : le 700 000 euros annuels de subside au Broadcasting Center Europe, service technique de RTL Group, pour le « maintien des infrastructures essentielles de télévision » ; le cofinancement de contenus, comme les sitcom et actuellement la série documentaire Routwäissgro par le Film Fund ; la mise à disposition de Films made in Luxembourg, dont les droits d’auteur sont versés par l’État ; les frais d’archivage, de stockage, de restauration et de numérisation des archives image et son assurés par le Centre national de l’audiovisuel ou la mise à disposition, à un prix très bon marché, du terrain au Kirchberg, dont le reclassement par la Ville de Luxembourg permet à RTL Group d’y ériger un énorme complexe immobilier (photo en Une), contenant aussi des logements et qui valent de l’or… Autant d’éléments qui devraient être considérés dans le cadre des négociations. Actuellement, la production du programme de télévision luxembourgeois équivaudrait à entre douze et quinze millions d’euros annuels, selon les informations qui filtrent des négociations.
Quelle valeur pour le service public ? C’est donc, sans surprise, sur la question des coûts réels que se mesure la politique des médias. Dans la foulée de la libéralisation des médias par la loi de 1991, le paysage médiatique luxembourgeois avait connu une exceptionnelle effervescence, avec la création de nombreuses chaînes de télévision privées : KuebTV, .dokTV, TangoTV puis TTV, ChamberTV (la seule qui ait survécu, car financée par le Parlement), Luxe TV, PaperJamTV… Toutes (ou presque) ont redisparu à cause de la lourdeur et surtout du coût de l’entreprise. Bien que de plus en plus de médias en-ligne offrent désormais aussi des éléments vidéos, notamment Wort.lu ou Paperjam.lu, ces éléments ne sont quasiment jamais de l’ordre de l’information chaude, mais sont plutôt du genre reportage people. Dans la foulée d’un premier bilan sur la loi de 1991, au début des années 2000, le ministre de l’époque, François Biltgen (CSV) s’était mis à rêver d’une télévision publique. La chose fut débattue lors du colloque Médiamorphoses organisé par feu le Conseil national des programmes à Mondorf en 2002, dans une analyse détaillée commanditée à une étude d’avocats spécialisée ou lors d’une interpellation à la Chambre des députés en 2006. Mais à chaque fois, la conclusion (surtout du Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV) était la même : vu le prix d’une telle aventure pour le contribuable, il est hors de question de s’y lancer. Puis vint la crise de 2008 et les politiques d’austérité qui s’ensuivirent et plus personne ne parla de cette idée. Jusqu’à Simone Beissel, la semaine dernière.
Avenue Kennedy au Kirchberg, Jean-Paul Hoffmann, le directeur de la radio 100,7, pourtant regrette le manque de moyens que l’État accorde au service public : « Nous partons d’un niveau de ressources ridiculement bas », constate-t-il. Avec 80 centimes d’euros par habitant et par mois investis dans les médias de service public, le Luxembourg se situe en bas de l’échelle dans la comparaison européenne (moyenne : 3,50 euros ; la Suisse investit même plus de onze euros par habitant et par mois). En même temps, Hoffmann salue le fait que le gouvernement Bettel/Schneider/Braz ait été le premier à accorder une convention pluriannuelle à la radio, qui s’étend de 2015 à 2018 et lui garantit une certaine prévisibilité3. Lui voit dans un service public de haut niveau une garantie contre des dysfonctionnements dans la couverture d’une campagne électorale comme ceux qu’a connue l’Amérique avec celle de Donald Trump : « Au Luxembourg, la structure est similaire à celle des médias aux États-Unis, avec la domination d’un grand player commercial et pas de véritable contrepoids… » Et de se mettre à rêver d’un débat de fond sur la politique audiovisuelle à l’ère des grands chamboulements technologiques et idéologiques. Peut-être que celui voulu par Xavier Bettel sur la qualité et l’éthique dans les médias et qui devrait avoir lieu en mars en sera l’occasion.