Deux ans de préparation, quatre commissaires d’exposition, trois journées d’échange, quatorze artistes, neuf productions inédites… Un important dispositif est mis en place par le Mudam pour l’exposition marquant ses quinze ans. L’équipe de curateurs (Clément Minighetti, Marie-Noëlle Farcy, Christophe Gallois et Sarah Beaumont) a choisi un titre qui sonne comme un vœu : Freigeister. On y trouve le concept « d’esprits libres » chère au philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Les artistes devant interroger les cadres, les idées et les formes établies de manière « critique, engagée, décalée ou poétique », libre donc. Se défendant de dresser un bilan ou d’être exhaustif, Clément Minighetti annonce : « C’est un portrait subjectif d’un ensemble d’artistes qui tissent des liens entre le Luxembourg et d’autres pays, cet ailleurs qui caractérise si fortement le Grand-Duché. » Vu comme ça, on ne peut pas s’attaquer à la sélection d’artistes. Les fragments de la scène artistique au Luxembourg et au-delà (c’est le sous-titre) sont bien là, même si la présence des uns étonne et l’absence des autres questionne.
L’ennui c’est que justement, ce sont des fragments, des œuvres mises côte à côte, sans lien, sans discours cohérent sur l’ensemble. Que les artistes, du fait de leurs origines ou leurs trajectoires personnelles, aient tissé des relations avec l’étranger, cela semble assez maigre comme fil rouge. Pourtant, en amont de l’exposition, pour accompagner sa réalisation, le musée a proposé des journées d’échanges entre les artistes et diverses personnalités extérieures (chercheurs, écrivains, responsables d’institutions et d’associations…) dans le but de dialoguer sur les questions qui font vibrer la société luxembourgeoise actuelle : langues, territoire, vivre-ensemble, migrations. Il n’était pas question d’imposer une thématique aux artistes, mais ces rencontres (trois dates entre septembre 2020 et juillet 2021) auraient pu nourrir de manière plus profonde leurs interventions alors qu’ils ont plutôt poursuivi le travail qu’on leur connaît.
On passera donc d’une salle à l’autre, au rez-de-chaussée du musée, de part et d’autre du grand hall. La scénographie réalisée par le bureau Polaris, offre à chacun des artistes (tous nés ans les années 70 et 80) un espace propre, sans pour autant les isoler. D’un côté, dans une sorte de chaos organisé, on se situe dans la turbulence du monde, la friction avec le réel. L’autre, dans un cadre plus apaisé, plus froid aussi, offre une respiration poétique plus détachée. Reflétant les facettes de la création actuelle, les médias travaillés sont des plus variés, de la photographie à la peinture en passant par l’installation, la sculpture, le film ou la réalité virtuelle.
Une des œuvres les plus réussies, notamment parce qu’elle va au-delà de la pratique habituelle de l’artiste, est Insert your Card, une réplique simplifiée et dépouillée d’un distributeur de billets réalisée par Aline Bouvy (née en 1974). L’animation vidéo que le visiteur découvre sur l’écran détourne les codes graphiques de la publicité qui infantilisent l’utilisateur après avoir, de manière assez subversive, mis en scène des figures représentant « capital » et « consommation » dans une scène sexuellement explicite où l’un profite de l’autre. Dans la poursuite de son exploration sur la relation entre l’espace domestique et l’espace public, Marco Godinho (né en 1978) emploie une poussière rougeâtre réalisée en concassant des tuiles récupérées sur sa maison. Un matériaux fragile, délicat qui s’insère bien dans le parcours de l’artiste. Délicat aussi, le Nachtfalter de Yann Annicchiarico (1983) : une sculpture géométrique foncée au noir de bougie où les battements d’ailes du papillon de nuit du titre a laissé des traces qui apparaissent comme une constellation. Avec Silent Hero, Claudia Passeri (1977) évoque les anonymes et oubliés de l’histoire à travers un agrandissement géant d’une clé tirant, pièce métallique servant à maintenir deux murs ensemble. Petite pièce, grands effets, effet papillon aussi.
Plusieurs artistes de l’exposition ont développé (ou poursuivi) une pratique picturale pendant les mois d’isolement. Empêchée de chiner objets et textiles pour ses sculptures, Sophie Jung (1982) s’est ainsi mise au dessin. Filip Markiewicz a délaissé le crayon pour travailler la peinture à l’huile. Avec la même acuité critique sur la société contemporaine, le même humour et le même sens de la composition, il réalise des toiles comme des collages de sujets et de personnages. Son ensemble Ultrasocial Pop, sorte d’exposition dans l’exposition, joue d’aller-retour entre le virtuel et le réel, le numérique et le tangible. Nina Tomàs (1989) livre un polyptyque poétique où les éléments se répondent entre les différents supports et formats. Elle crée une sorte d’univers organique où se mélangent et se répondent personnages, textures, géographies, couleurs, motifs.
On ressort de l’exposition avec un sentiment un peu triste et une certaine lassitude. On aurait aimé plus de surprise, plus de prises de risque. Le plus réjouissant dans cette exposition est finalement l’invitation que le Service des publics a faite à Daniel Wagener (1988) autour d’un projet inédit de four à pain installé à l’extérieur du musée, Ket Baker. Une pratique qu’il a développée pendant le confinement pour créer un lieu d’échange et de partage dans son quartier à Bruxelles. Le levain, le pétrissage, la lente fermentation, le façonnage et la cuisson au feu de bois vont à l’encontre de la vitesse et de la consommation à outrance. Comme le four banal du moyen-âge, celui de Daniel Wagener rassemble et implique les visiteurs. On retrouve une sorte d’esthétique de la commensalité, qui rappelle le Pad Thaï de Rirkrit Tiravanija ou les repas de Massimo Guerrera (les deux dans les années 2000). Une série d’événements est prévue au long de l’exposition pour renforcer le caractère convivial de cette participation : partage de recettes, cuissons et vente des pains (les dimanches), interventions sur le levain, ouverture du four pour tous...
Il est souvent reproché au Mudam de ne pas suffisamment montrer les artistes luxembourgeois. Deux grandes expositions ont cependant déjà esquissé un état des lieux pour l’une (ELO : Inner Exile – Outer Limits en 2008, où il était déjà question de l’ailleurs) et dressé une sorte de bilan pour l’autre (Atelier Luxembourg – The Venice Biennale Projects (1988–2011) en 2012). Quelques uns ont eu les honneurs d’une rétrospective monographique ces dernières années (Su-Mei Tse, Bert Theis, Jean-Marie Biwer, pour ne citer que le plus récentes). Avec Freigeister, le musée coche sans doute la case qui fera plaisir aux comptables grognons avides de statistiques pour dénombrer les participations locales. Mais, il rate en fait l’occasion de réellement valoriser le travail de ces artistes en les intégrant dans des expositions thématiques où ils n’auraient pas à rougir dans le voisinage de pointures internationales.