Ils sont alignés dans plusieurs sites du sud Morbihan, Carnac, Ménec, Kermario, des mégalithes par centaines, datés du cinquième au troisième millénaire avant notre ère. À Stonehenge, dans la plaine de Salisbury, leur nombre est moindre pour former un mystérieux cercle, énigme irrésolue à ce jour, sans doute de quelque sanctuaire préhistorique. La grande salle de la galerie Bärbel Grässlin, à Francfort, n’a pas les mêmes dimensions, bien sûr, et les Standing Paintings, d’Imi Knoebel, ne sont guère plus d’une bonne demi-douzaine, peintures réparties comme des menhirs aux murs du rectangle, ne confrontant pas non plus avec quelque mystère que ce soit. L’art d’Imi Knoebel est d’une franche immédiateté, en plus, dirais-je, d’une insolente liberté. Le voici donc, d’une année à l’autre, d’une exposition à l’autre, qui certes n’a pas déserté les murs de la galerie, mais a donné une assise à ses peintures, elles sont solidement plantées au sol.
Paradoxalement, cette position n’enlève strictement rien à leur légèreté ; elle vient de ce que les peintures, telles des sculptures, s’éloignent tant soit peu des murs, des rails d’aluminium les en détachent, les font ainsi flotter, moins toutefois que le faisaient naguère celles qui avaient formes d’amibes accrochées plus haut. Les formes, elles, sont restées irrégulières, mais en l’occurrence la verticalité est devenue dominante, quasi exclusive, il arrive même qu’elle soit construite, deux blocs alors se superposent, pas de dolmen toutefois, de couverture. L’œil est toujours orienté, happé vers le haut, seules les lignes qui limitent, qui coupent, invitent à aller de la gauche vers la droite ou vice-versa.
Il est donc pour le visiteur cet entourage tout en hauteur, de blocs allégés en plus par le jeu proprement pictural, des couleurs en premier. Non seulement leur suite dans l’alignement, et l’on sait Imi Knoebel d’une belle hardiesse dans les juxtapositions, les oppositions, les contrastes. D’autre part, le peintre qu’il est sait faire vivre les surfaces, elles vibrent de telles traces, telles traînées de pinceau, de brosse. Un noir, profond à première vue, laisse transpercer de la lumière, comme si la peinture, nuiteuse, se trouvait à peine déjà trouée par l’annonce de l’aube. Ou bien un fond qui transparaît épaissit la densité. Ailleurs, les teintes, les tonalités elles-mêmes, impriment un mouvement, et d’un coup l’on s’attend à voir bouger telle surface bien ancrée quand même, comme fixée, enracinée.
On les imagine pousser, les Standing Paintings, c’est qu’on a à faire à une peinture vivante. La comparaison sert beaucoup de la peinture avec une fenêtre ouverte sur le monde. Où tout se passerait en quelque sorte plus loin, et il y aurait un ailleurs vers lequel l’œil devrait tendre et aller. Les Standing Paintings d’Imi Knoebel appellent un autre rapprochement, et ce n’est pas par hasard que sur la photographie de l’invitation trois d’entre elles sont placées d’un côté et de l’autre d’une porte. Mais là encore pas question de l’ouvrir. Tout se joue, la passionnante manifestation de la peinture, devant, sur une scène sans coulisses.
Voilà pour ce qui s’apparente bien à du théâtre, n’oublions pas que le mot n’a pour racine grecque rien d’autre que le sens de regarder. Salle de spectacle que la galerie, nous sommes à l’intérieur, dans sa rigueur qui ne fait que d’autant plus flamboyer les œuvres, comme des saynètes se succédant dans le passage du regard. Pris dans le cercle (ce n’en est pas un vrai) des Standing Paintings, le souvenir a ressurgi d’une page de Peter Handke, dans son livre sur la montagne Sainte-Victoire, et conséquemment sur la peinture : « Ja, dem Maler Paul Cézanne verdanke ich es, dass ich an jener freien Stelle zwischen Aix-en-Provence und dem Dorf Le Tholonet in den Farben stand und sogar die asphaltierte Strasse mir als Farbsubstanz erschien. »