Peter Drucker s’est trompé Le gourou du management (1909-2005), bien que farouche défenseur du libre-marché, croyait en l’émergence d’une société post-capitaliste, où le savoir et la connaissance prendraient le pas sur le capital, le foncier ou le travail. À la place des capitalistes et des prolétaires, la société verrait les classes des travailleurs du savoir et des travailleurs des services. Son ouvrage, Post-Capitalist Society, paru en 1993, imaginait cette transformation achevée autour de 2020. Comme les affres prédits par George Orwell dans 1984 ne sont pas apparus cette année-là (même si bien des aspects de cette dystopie peuvent finalement se constater aujourd’hui), les prédictions de Peter Drucker étaient sans doute trop optimistes. S’il avait pressenti l’impact des technologies de l’information sur le marché du travail, alors qu’internet n’était qu’à ses balbutiements, le système capitaliste n’a pas (encore ?) tiré sa révérence, loin s’en faut. Les entreprises monopolistiques qui mènent la danse de l’innovation digitale, des réseaux sociaux et du commerce en ligne sont parmi les mieux cotées en bourse. Les ressources minières et énergétiques pour faire fonctionner les serveurs et les batteries nécessitent toujours une main d’œuvre corvéable. Et les mètres carrés de l’économie de service coûtent toujours plus cher.
Le titre de la nouvelle exposition présentée au Mudam s’inspire très clairement de l’ouvrage de Peter Drucker. Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital dont Michele Cotton, responsable de la programmation artistique du musée est la principale commissaire, prend la fin supposée du capitalisme comme point de départ en notant le paradoxe : « Le système capitaliste s’avère à la fois dépendant du progrès technologique et menacé par ses développements. » Plutôt que de prendre de la valeur par sa rareté – le déterminant traditionnel du prix des choses –, l’information est d’autant plus précieuse qu’elle est abondante (et traitée). Ces paradoxes, les 21 artistes sélectionnés les empoignent, les triturent, les exposent et en font la matière de leur travail. Ils mettent au jour les questions qui se posent autour des conditions de production et de consommation tout en jouant avec les outils technologiques qu’ils dénoncent.
Le travail c’est la santé (not) Une des stratégies des artistes qui divulguent les aberrations liées aux économies post-industrielles est de pointer ce qui est généralement caché. Impossible de louper le MiG-21, avion de chasse soviétique que Roger Hiorns présente dans le grand hall. L’artiste avait enfoui l’appareil à Prague en 2018, une action qui complétait un réseau international d’avions souterrains, enterrés par l’artiste dans plusieurs sites européens. Souvent considéré comme une icône de la guerre froide, le MiG-21, le jet supersonique le plus produit de l’histoire de l’aviation, est qualifié de « morceau de puissance abandonnée » par l’artiste. Ici, l’appareil est supplémenté par un « système digestif » mécanique qui évoque à la fois la notion d’inertie et celle d’un flux continu (et qui n’est pas sans rappeler la Cloaca de Wim Delvoye, installée au même endroit en 2007). Deux concepts qui résonnent dans le vocabulaire économique.
Les conditions de travail du monde contemporain et les problèmes sociaux qu’elles posent sont mises en évidence dans plusieurs œuvres qu’il faut prendre le temps de regarder. Le long film (63 minutes) Asia One de Cao Fei a été filmé dans un entrepôt pour le e-commerce à Shanghai. Entre science-fiction et histoire d’amour, il raconte l’histoire de deux employés travaillant dans cet immense hall intégralement automatisé et géré par des robots. Les Temps modernes de Charlie Chaplin ou Le Ballet mécanique de Fernand Léger ne sont pas loin. Digne d’une dystopie à la Black Miror, la pièce de Simon Denny fait froid dans le dos. Il s’agit d’une sculpture qui suit les dessins d’un brevet déposé en 2016 par Amazon, une cage automatisée destinée à « protéger » ses employés lors de leurs déplacements dans des entrepôts. Une application permet en outre de visualiser un oiseau prisonnier de la cage, allusion au canaris qu’on emmenait en cage dans les mines de charbon pour y détecter la présence de gaz toxiques. Extraction de minerais et data mining (largement employé dans le commerce en ligne) se rencontrent ici avec tout ce que cela comporte d’effets dévastateurs pour l’environnement et de conditions de travail pénibles.
Pénibilité aussi mise en image par Liz Magic Laser et son installation In Real Life. Elle a recruté cinq freelances sur des plateformes qui proposent des missions payées à l’heure ou à la tâche. Elle les fait travailler sur le biohacking, un marché destiné au bien-être et à l’optimisation de la productivité qui allie science et technologie. De cette façon, l’artiste emploie les mêmes techniques que celles qu’elle dénonce : une économie mondialisée du travail « à la demande » et qui invente des « remèdes » aux problèmes qu’elle contribue elle-même à créer
Partie de cash-cash L’argent est bien évidemment au cœur d’une série de propositions artistiques comme celle d’Ei Arakawa qui évoque la rémunération à la minute qu’il a perçue lors de ses performances dans diverses institutions artistiques en comptabilisant la préparation et le temps d’exécution. Ses calculs aboutissent au montant de 0,72 dollar par minute. Ces « peintures » en LED ont été réalisées pendant les périodes où le confinement empêchaient l’artiste de performer. Argent virtuel dans l’installation de Yuri Pattison qui montre des images d’une mine de bitcoins installée au abords du plateau tibétain. La vidéos confronte des scènes d’entrepôts remplis de rigs de minage (boîtiers de processeurs) et des images du barrage hydroélectrique voisin pour mettre en lumière les conséquences humaines et écologiques de la production de cette monnaie.
Une autre forme de monnaie virtuelle est celle documentée à travers les photos de Shadi Habib Allah qui s’intéresse au détournement du programme d’aide alimentaire mis en place en Floride (Snap, Supplemental Nutrition Assistance Program). Certains petits commerçants de Miami, mis à mal par les grandes chaînes de supermarché, échangent les bons alimentaires contre de l’argent liquide en prenant une commission de cinquante pour cent. Argent bien matériel en revanche que celui filmé par Mohamed Bourouissa lors de la frappe des pièces à la Monnaie de Paris. La pièce qui est fabriquée est ici à l’effigie du rappeur français Booba avec son morceau Fœtus qui retrace sa vie comme bande-son. Une manière de bouleverser les hiérarchies traditionnelles en élevant une figure populaire au rang de figure d’État.
Le code a changé Marchandisation des données personnelles, novlangue à l’ère des réseaux sociaux, économie de l’attention, saturation de l’information, consommation ostentatoire, gentrification urbaine… Autant de maux de l’époque que les artistes révèlent dans leurs œuvres, en détournant justement les codes et les outils de cette nouvelle économie. Ainsi, l’installation de Sondra Perry présente son frère jumeau, ancien joueur de basket à l’université dont les données biométriques ont été vendues à un éditeur de jeux vidéo dans lequel il est « recréé » malgré lui. Mêlant technologies numériques (extraits du jeu, synthèse vocale, modélisation 3D), analyse culturelle (objets d’art africains de musées occidentaux) et histoire personnelle (photos et vidéos de famille), l’œuvre dénonce l’objectivation des Américains noirs par les entreprises commerciales.
Avec des plans rapprochés sur des mains aux vernis vifs s’activant sur des écrans tactiles, les photographies de Josephine Pryde soulignent la dépendance croissante que nous entretenons avec les tablettes et smartphones, en pointant à quel point ils sont devenus des prolongements de notre corps. Images d’animaux glanées sur internet et transformées en silhouettes tridimensionnelles, les sculptures de Katja Novitskova jouent avec la quête d’attention et l’émotion vite satisfaite sur les réseaux sociaux. Elle choisit d’ailleurs ses sujets en fonction de leur popularité sur les réseaux sociaux et intègre des flèches figurant les courbes de croissance que l’on voit dans les présentations d’entreprises.
À travers une grande fresque murale, des performances et des affiches disséminées dans la ville de Luxembourg, Nora Turato détourne et réagence les mots et les expressions typiques des communications sur les forums de discussion, les commentaires, dans la publicité, les discours politiques. Piochant dans ce flux continu et saturé, sortant le langage de son contexte, elle transmet ce qu’elle appelle « l’hystérie textuelle de l’ère du smartphone ». Malgré une impression de « déjà-vu » de ces expressions, la transformation visuelle, par l’échelle, la typographie, les couleurs, leur confère une nouvelle dimension, une autre appréciation. Elle traduit ainsi les symptômes d’une époque ambivalente où le langage est partout quitte à être largement vidé de sens.
La manière dont les artistes attirent l’attention sur les maux de l’époque illustre bien comment les espoirs de voir naître un « monde d’après », moins cynique et plus inclusif sont aujourd’hui largement douchés. Le monde qu’ils décrivent semble plutôt pire, à croire que c’est la perversité-même du système de nous faire croire qu’un autre monde est possible.