Il est rare que la première impression d’une exposition porte en elle tout le tour des questions, et de même, l’un étant la condition de l’autre, que les œuvres se répondent d’une façon aussi stricte ou rigoureuse, finissant en un tout où rien ne puisse être enlevé. Bien sûr, on pourra rétorquer qu’une impression reste subjective. Allons-y quand même, et le sentiment en question n’est pas anodin. C’est de sérénité qu’il s’agit, de paix ou de placidité ; cela tient en partie à la luminosité de la galerie Nosbaum Reding, mais en premier à l’agencement des œuvres, au contenu de la majorité d’entre elles. De six au moins, des photographies issues d’une série intitulée Rome, elles ne reproduisent donc pas des chefs-d’œuvre grecs, mais les mots de Johann Joachim Winckelmann, milieu du 18e siècle, s’imposent de suite : Edle Einfalt stille Grösse. Ce seraient là les marques de la sculpture classique, et ce qui vaut pour le groupe du prêtre Laocoon et de ses fils étouffés par les serpents, le fait a fortiori pour tels kouros ou korè, pour tels portraits ou torses.
Ces photographies sont alignées de façon irrégulière à l’un des côtés de la salle, elles suivent deux chaises anciennes, style Empire, en suspension. Deux autres photographies de la même série montrent une main tendant une pomme grenade et ses arilles, d’un marbre blanc immaculé, et un panier en osier rempli de pommes de pin.
Ailleurs, dans la salle, une chaise antique (on nous la dit attribuée à Friedrich Schinkel, on ne sort décidément pas des mêmes siècles) porte un chardon, une table basse, elle, des pots en céramique. Deux autres photos, l’une de deux mains soutenant, offrant des grains de riz peut-être, eine Handvoll Millionen Jahre ; l’autre fait entrer une lumière matinale à travers les rideaux flottants d’une fenêtre ouverte. Une table porte des feuilles en porcelaine, on les devine vouées à quels exercices de palimpseste. Enfin, une installation murale, d’un univers plus ou moins enfantin, a sa photographie à côté ; une deuxième juxtapose un texte de quelques lignes et une louche en bois de bambou.
On l’aura deviné, l’exposition réunit ce qui fait partie d’une sorte d’intimité et des gestes appartenant à l’histoire de l’art, elle fait se rejoindre des temps lointains l’un de l’autre, voire des continents, des civilisations. Cela pour aboutir à l’effet décrit plus haut, et dans la philosophie antique on le désignerait par les mots d’égalité d’âme.
Ce serait trop beau, trop simple. Et il faut aller regarder de plus près. À commencer par les différences dans les hauteurs d’accrochage, après il y a les photos des sculptures dont deux ont subi des rotations, la tête de côté ou en bas, à la Baselitz. Disposition qui est porteuse de désordre, aussi minime soit-il, de malaise, et l’harmonie originelle se trouve encore légèrement mise en question par un filet brunâtre, la marque du niveau d’une eau naguère débordante qui a reflué. On se rend compte alors combien les œuvres avaient été, au moment des inondations de l’atelier, en péril, et que l’exposition relève d’une catharsis, d’un dépassement purificateur et salvateur. De façon paradoxale, Winckelmann évoque une profondeur de la mer calme, au contraire d’une surface tourmentée, alors qu’il célèbre dans les sculptures des expressions montrant « bei allen Leidenschaften eine grosse und gesetzte Seele ».
Le visiteur attentif remarquera dans l’exposition un autre détail. Dans les pots en céramique, il découvrira des lettres en laiton forgé, disant deux mots, le même en allemand et en anglais, Macht, Power. Il y a la force, la violence de la nature, des phénomènes naturels. Il est celle qui habite dans l’homme, innée ou acquise, peu importe. Et dont il faut se défaire, dont il faut avoir conscience à tout moment pour s’en délivrer. Prenez les photographies avec les mains qui se tendent vers nous, avec la pomme grenade ou les grains de riz. Des gestes de don, en ce sens aussi de libération.
Elle fonctionne comme une métaphore de l’exposition, il faut prendre son temps, une douzaine de minutes, dans la solitude d’un deuxième espace, plus réduit, devenant par conséquent plus personnel, face aux images d’une projection vidéo en boucle : un tour de poterie, un tournassage fait à la main, les mains qui touchent dans son mouvement la matière blanche, en prennent la couleur, lui donnent forme. D’où le nom de l’œuvre : Shaping, et c’est bien la question toujours dans l’esthétique, et d’Aristote à Rawls, d’autres noms seraient les bienvenus, non, moins dans l’éthique, jusque dans le politique.