« Je ne sais pas ce que les élèves en pensent, ni même s’ils savent d’où ça vient ». Serge Ecker n’a pas eu l’occasion d’inaugurer ses interventions artistiques au Lycée Hubert Clément d’Esch-sur-Alzette, ni de présenter son travail aux presque mille élèves et enseignants. Il n’y a pas de plaquette ou de cartel qui indiquent son nom. Pourtant l’œuvre est massive, impossible de la rater, elle court sur les murs à travers les trois étages du bâtiment. Comme souvent, l’artiste a travaillé d’abord avec des images digitales qu’il « sort de l’écran » pour leur donner une dimension réelle. Ici, il est parti d’un front de taille de roche rouge, paysage typique et symbolique de la région, pour le transformer en éléments d’acier Corten perforés qui recréent, y compris par leur couleur, l’image de la paroi de minette. Cette œuvre, ainsi que les deux bancs en béton en forme d’avions en papier qui sont à l’extérieur de l’établissement, ont été réalisée dans le cadre de ce qu’on appelle souvent « le décor artistique ». Depuis 1999, l’État luxembourgeois s’est imposé d’investir dans la création artistique en consacrant un pour cent du coût total de la réalisation des grands projets de construction ou de rénovations complètes de bâtiments publics (ce qui est justement le cas du lycée eschois) . Cette loi est calquée sur le « un pour cent culturel » en France et le Kunst am Bau en Allemagne, obligations légales datant respectivement de 1951 et 1952 chez nos voisins. L’idée était surtout de soutenir la création artistique en donnant du travail aux artistes plasticiens. La loi a été revue en 2014 pour limiter le plafond maximal que peuvent atteindre les projets artistiques à 500 000 euros par édifice, contre 800 000 auparavant.
Depuis l’instauration de la loi, une quarantaine de bâtiments d’État ont été dotés d’une ou de plusieurs œuvres d’art, chiffre qui ne comprend pas les interventions financées par les communes (contraintes par le même texte et construisant écoles, maisons-relais, halls sportifs et centres culturels à tour de bras), ni par les établissements publics bâtisseurs. Ainsi, le Fonds du Kirchberg joue le jeu du un pour cent. C’est ce qui a valu la création de la très photogénique City Clock de Trixi Weis (2013), des 54 compositions graphiques pour protections solaires de Paul Kirps et le bientôt inauguré Urban Corals de Serge Ecker au nouveau parking du rond-point Serra (pour un montant de 176 000 euros, nous informe la chargée de communication). Par ailleurs, après le projet Public Art Experience qui s’est déroulé d’octobre 2015 à juillet 2016, avec des résidences d’artistes et l’acquisition d’œuvres, le Fonds Belval est en train « d’apporter quelques adaptations au concept du projet Public Art Experience et d’étudier plusieurs options pour la suite. Un appel à candidatures pour une deuxième édition du projet sera lancé dès que ces adaptations seront finalisées », répondent les responsables, sollicités par d’Land. Vu le nombre et l’importance des bâtiments construits, tous les budgets du un pour cent ont été fusionnés. Une manne qui s’élève à plusieurs millions d’euros et qui tarde visiblement à être affectée.
La liste des réalisations, dressée par le ministère de la Culture, comprend de nombreux de lycées, surtout récents, mais aussi des lieux de culture (Centre national de la Littérature, celui de l’Audiovisuel, la Philharmonie, le Mudam…), de justice (Cité judiciaire, justice de Paix à Diekirch et à Esch) ou plus généralement relevant du secteur public (maisons de retraites, Cour des comptes, Chambre des députés, Police, Centres de recherche). Le Lënster Lycée (Paul Kirps), le Laboratoire national de Santé (Justine Blau et Simone Decker), le Lycée Michel Lucius (Netta Pettoia), le Lycée Hubert Clement (Serge Ecker), le Maacher Lycée (Gilles Pegel), le Foyer Lily Unden (Trixi Weis et le duo Baltzer-Bisagno) ou le Lycée pour professions de Santé (Stina Fisch) sont les plus récents à accueillir des œuvres. La liste fait aussi état d’un grand nombre d’artistes, même si certains apparaissent plus régulièrement (Trixi Weis, Serge Ecker, Paul Kirps ou Gilles Pegel). « Ces commandes publiques permettent certes de travailler et de gagner sa vie, mais les procédures et le suivi sont lourds, demandent beaucoup de temps et de connaissances de terrain. Tous les artistes n’ont pas l’énergie et l’expérience pour cela », rétorque Serge Ecker. Il parle même de « cadeau empoisonné », quand après une année faste avec un important projet comme celui d’Esch, il se retrouve à payer des cotisations sociales sur des montants qu’il ne gagne plus. Le calcul n’est pas réalisé sur les bénéfices (les honoraires, que les artistes fixent eux-mêmes, généralement entre quinze et 25 pour cent du budget selon la complexité du projet), mais sur le chiffre d’affaires, alors que ce sont les artistes qui, sur le budget global, payent les entreprises et sous-traitants qui interviennent.
La complexité de ces projets vient en partie des règles liées aux marchés publics. Pour l’Administration des bâtiments publics (ABP) responsable de la construction de ces édifices, le « un pour cent artistique » est une goutte d’eau dans l’énormité des chantiers et des questions à traiter sur la sécurité, l’efficacité énergétique, l’accessibilité, la provenance des matériaux, le respect des normes européennes et j’en passe. Aussi, les appels à projets artistiques, sont souvent lancés assez tard, voire après la mise en service des bâtiments. En témoigne un des derniers en date, appel à candidatures pour la conception et la réalisation d’œuvres d’art au Lycée de Clervaux, lancé en avril dernier alors que l’établissement scolaire a été inauguré en juin 2019. Portant la loi spécifie que le maître d’ouvrage lance le dossier « au plus tard lors de la finalisation du gros-œuvre de l’édifice ». « C’est une question de charge de travail. Nous avons trop de bâtiments en construction pour arriver à tout lancer et tout suivre », regrette Martine Schmitt, architecte à l’ABP qui cite les appels en cours pour le lycée Michel Rodange ou pour le Centre pénitentiaire d’Uerschterhaff à Sanem. Les artistes estiment que ce décalage les limite dans le développement de leurs projets. Les œuvre deviennent alors des éléments décoratifs pensés hors contexte, parachutés dans le lieu et qui ne trouvent pas forcément leur place dans l’architecture. De son côté, l’ABP hésite à lancer les appels trop tôt : « Si un projet est lancé au stade des plans, l’artiste doit avoir la capacité à lire ces plans souvent très techniques et à se projeter dans le futur immeuble », rétorque Martine Schmitt, également membre de la « commission de l’aménagement artistique » instaurée par la loi.
Cette commission est composée de représentants du ministère de la Culture et de l’ABP. Ses membres sont nommés pour quatre ans. Pour chaque immeuble, elle est élargie à des représentant de l’autorité en charge de la réalisation de l’immeuble, d’experts en arts plastiques, de l’architecte en charge de l’immeuble et d’un représentant de l’utilisateur. Cette commission visite les lieux ou étudie les plans (en fonction de l’avancement du chantier), estime les emplacements possibles pour la ou les œuvres d’art et travaille au dossier de concours. La procédure, logique pour des attributions de marchés publics, est perçue comme longue et complexe par les artistes. Appel à candidatures général pour la conception et la réalisation d’œuvres d’art, puis sélection pour participer au concours d’idées pour la création d’une ou de plusieurs œuvres d’art. Suit alors une phase de questions-réponses pendant laquelle les artistes-candidats peuvent adresser des questions (généralement techniques) sur le bâtiment. Enfin, analyse des dossiers quant à leur conformité et sélection du ou des artiste(s) lauréat(s) pour la réalisation de l’œuvre. « Les artistes reçoivent une commande après autorisation de recourir à la procédure du marché négocié. Ils sont responsables de leurs œuvres », confirme Martine Schmitt qui précise qu’une personne en charge de la réalisation de l’immeuble reste le point de contact pour l’artiste quant à l’organisation du chantier. « On est assez seul pour faire face à toutes les étapes que supposent la production et la réalisation de notre œuvre : études techniques, contact avec différentes entreprises et corps de métier, coordination sur le chantier, gestion du budget... », regrette Serge Ecker. Un travail de curateur que les artistes n’ont pas forcément l’habitude de mener et qui explique que certains ne se lancent pas dans ces candidatures. Sans compter que les appels ne sont pas facile à trouver et à décrypter sur le portail des marchés publics.
Aussi, le ministère de la Culture espère à l’avenir mieux encadrer et conseiller les artistes comme les autorités en charge de la construction d’immeubles. C’est une des missions du service de l’artothèque, créé en septembre dernier, que de jouer le rôle d’intermédiaire entre les différents interlocuteurs de ces projets. Il s’agit aussi de constituer un inventaire et une cartographie des œuvres d’art existantes, puis de sensibiliser les communes pour qu’elles appliquent la loi. Actuellement, ces obligations sont « cachées » dans l’article 10 de la loi relative aux mesures sociales pour les artistes indépendants et à la promotion de la création artistique. « Nous voulons donner un cadre légal autonome aux commandes publiques en supprimant l’article 10 de la loi actuelle et en instituant une loi spécifique qui porte uniquement sur les commandes publiques d’œuvres artistiques. Cette démarche va sensiblement augmenter la visibilité du dispositif du pour cent artistique », expliquent (par réponse écrite) les membres du service Artothèque du ministère vis-à-vis du Land. Ce nouveau texte devrait offrir plus de flexibilité aux maîtres d’ouvrage. « Nous visons à simplifier les démarches logistiques et administratives, à renforcer la sensibilisation des acteurs étatiques, para-étatiques et communaux et ainsi inclure d’avantage les communes dans ce type de projet », justifie encore le ministère. Reste que seuls les immeubles sont visés et non pas les infrastructures telles que ronds-points, routes, réseaux ferroviaires… Par exemple, il est regrettable que l’implantation du tram à Luxembourg, soit un budget de 565 millions d’euros, n’ait pas donné lieu à une commande d’œuvres d’art, à l’image de ce qui a été fait à Paris, en 2012, où quinze œuvres d’art spécialement conçues pour ces emplacements ont été installées, le long du trajet du tramway des Maréchaux.
En attendant un inventaire sérieux, difficile de mesurer l’impact et le coût global de la commande publique d’œuvres d’art. Ce pan de la création artistique reste assez peu connu, même si l’ABP édite des brochures de présentation depuis 2016 (mais dont la distribution reste confidentielle) et que l’Association des artistes plasticiens au Luxembourg) a publié le livre Repères, l’état de l’art public au Luxembourg. La commande publique n’est pas seulement une manière de donner du travail aux artistes, elle doit servir à sensibiliser un large public à l’art contemporain. Aussi, il manque un travail de valorisation des œuvres qui passe par la méditation, la communication et la signalétique. L’implication de tous les acteurs du projet faciliterait la bonne intégration d’une œuvre. Associer des usagers au cours du processus pourrait aussi se révéler fructueux pour favoriser sa compréhension et son appropriation par les publics.
La pérennité et la conservation des œuvres est aussi une question qui n’est que peu soulevée. L’ABP se veut rassurante : « Une fois réalisées, les œuvres sont intégrées dans le programme d’entretien et de suivi des bâtiments que nous gérons. Une fiche d’entretien est remise à l’utilisateur de l’édifice. Si cela s’avère nécessaire, les œuvres sont restaurées. » Dans le cas de destruction d’un bâtiment, l’ABP « démonte l’œuvre et cherche à l’intégrer dans un nouvel édifice »… quand c’est possible.