Stock « Un gaspillage intellectuel et artistique ». Carole Lorang, la directrice du Escher Theater, jette un pavé dans la marre en pointant le (dys)fonctionnement du théâtre au Luxembourg : des créations qui s’enchaînent au rythme de six semaines de répétition pour seulement trois à quatre représentations, ce qui fait dire à certains comédiens « on ne joue que dix pour cent du temps : c’est un pays de répétitions ». Une course dont plus personne ne veut qui, épuise les artistes, les institutions qui les programment et les ressources matérielles (par exemple en décors et costumes). Pour les artistes et les techniciens indépendants, ce marathon est cependant indispensable pour vivre de leur métier au vu des rémunérations pratiquées. Les sujets des deux tables rondes organisées dans le cadre des assises sectorielle du théâtre ce lundi – durabilité et écoresponsabilité d’une part, conditions de travail de l’autre – sont donc imbriqués et nouent une pelote dont il est difficile de tirer le premier fil.
« En matière d’écologie, comme de conditions de travail, on pourrait continuer comme avant, jusqu’au moment où on se prend le mur », souligne le metteur en scène Stéphane Ghislain-Roussel qui fait partie du groupe de travail sur le sujet à la Theater Federatioun. Il considère que chaque étape de la production doit être réfléchie en termes de responsabilité et d’économie de ressources. Cela passe par des réflexions sur les matériaux, l’énergie, la mobilité du public et des artistes, les canaux de communication… Le groupe de travail espère élaborer une charte de bonne conduite en matière d’écoresponsabilité, « un travail de longue haleine qui demande l’implication de tous, ainsi que du ministère et d’experts internationaux », ajoute le metteur en scène citant les efforts réalisés par le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence en exemple.
Pour insuffler de la durabilité dans cet art éphémère qu’est le théâtre, il faut plus de compétences et plus d’espaces, souligne la scénographe et costumière indépendante, Peggy Wurth : « Dès la conception de costumes et de décors, on doit penser à la possibilité de les réemployer, de les recycler, de les stocker. Ce sont des contraintes qui obligent à plus de créativité et cela s’apprend. » La question du stockage et de la création d’un fonds qui alimenterait les diverses créations est en cours de réflexion. Décors, accessoires, perruques, costumes, mais aussi matériels techniques pourraient être entreposés, « dans des bonnes conditions de conservation, d’archivage et d’accessibilité », plaide Peggy Wuth. À la fin de la matinée, la ministre de la Culture Sam Tanson (déi Gréng) a annoncé qu’elle envisageait de consacrer le bâtiment Schuman à cette destination. Ni projet, ni date, ni responsable n’ont cependant été avancés jusqu’ici.
Du côté des artistes, le stock, c’est leur mémoire, leur expérience, leur répertoire, leur culture. « Nous produisons beaucoup trop, en nous précipitant d’une pièce à l’autre », dénonce Carole Lorang à qui tous les autres participants emboîtent volontiers le pas. C’est pourquoi elle a choisi de programmer régulièrement des reprises, relues et adaptées, de spectacles créés il y a plusieurs saisons. Elle veut ainsi créer un répertoire qui permette plus de durabilité à la fois matérielle – en reprenant les décors et les costumes – et intellectuelle – en donnant aux acteurs la possibilité de jouer plusieurs fois, à plusieurs années d’écart et de s’approprier ainsi les rôles de manière plus profonde. « Puiser dans le répertoire est une façon d’augmenter la durée de vie des pièces », ajoute Nathalie Jacoby, directrice du Centre national de littérature de Mersch (CNL) qui craint une « amnésie littéraire » des textes dramatiques luxembourgeois : « Une pièce jouée il y a dix ans n’existe que dans la mémoire des spectateurs qui l’ont vue. » « Avec les changements dans la société luxembourgeoise, les nouveaux arrivés, les jeunes, il y a de la place pour les reprises et les tournées », martèle la directrice du Escher Theater. Cependant, l’idée de troupes ou d’ensembles fixes (comme c’est le cas en Allemagne) a été balayée par tous les intervenants qui y voient plus de contraintes que d’avantages.
Inflation L’activité et le rythme frénétiques auxquels est soumis l’ensemble du secteur sont pointés du doigt. « Personne ne se lance volontiers dans cette inflation de productions, mais c’est une nécessité financière pour beaucoup d’entre nous », rappelle Sophie Langevin, comédienne et metteure en scène, présidente de l’association Actors.lu. « Pour éviter la surproduction, il faut mieux rémunérer les artistes ». La perche est tendue à l’Aspro (Association luxembourgeoise des professionnels du spectacle vivant) qui a établi une grille de recommandations tarifaires pour les différents métiers de la scène que l’acteur Konstantin Rommelfangen a présentée. Le salaire horaire est à peine plus élevé que le salaire minimum qualifié, arguant de plusieurs périodes de relâche entre deux productions. Ce salaire de 25 euros par heure est le même pour toutes les professions ; coiffeur, technicien de lumière ou metteur en scène ne se distinguant que par la durée de leur engagement sur une pièce. Seules l’expérience et l’ancienneté font grossir le revenu, ce qui a déjà valu à l’Aspro d’être taxé d’une « mentalité de fonctionnaire ».
Ces recommandations posent beaucoup de questions : que faire lorsqu’une personne remplit deux tâches (son et lumière, costumes et décors…), à partir de quand calculer l’ancienneté (la première pièce, l’affiliation à la sécurité sociale…), comment considérer les période de repos… Mais elles ont le mérite de clarifier le glossaire des professions et de mettre les institutions devant leurs responsabilités en initiant un dialogue critique. « C’est une bombe à retardement », lance la metteure en scène Anne Simon. « Dans ce document, les artistes expriment ce dont ils ont besoin pour gagner leur vie en faisant leur travail. C’est maintenant aux institutions, aux théâtres et aux centres culturels de voir comment ils vont pouvoir adapter leur fonctionnement et leur façon de produire pour payer ces salaires. Enfin, ce sera à la politique et aux instances publiques de répondre. » Dans les exemples calculés par l’Aspro, une production théâtrale avec sept acteurs, une période de répétition réduite à trois semaines et cinq représentations coûterait autour de 150 000 euros, somme avec laquelle les petits théâtres pourraient financer deux, au maximum trois productions par an. « Les tarifs proposés sont à la fois trop élevés pour certaines structures et trop bas pour pouvoir vivre de deux productions par an », estime un observateur du milieu. « Notre volonté n’est pas de travailler moins, mais de travailler autrement », souligne encore Anne Simon. Elle espère pouvoir s’investir dans des créations sur des temps longs, de plusieurs mois, voire de plusieurs années. « La pandémie nous a donné du temps pour réfléchir et pour se poser des questions sur nos missions et notre rôle social. On doit pouvoir être critiques, être des intellectuels, se donner les moyens d’être essentiels. » Ce travail au long court ne veut pas dire de se couper du public pendant tout ce temps. Elle voudrait ainsi « monter des étapes de création, des fragments de recherche, des expérimentations, pour entrer en dialogue avec le public,... » Ce que Stéphane Ghislain-Roussel approuve en soulignant l’importance des performances, des formes légères pas forcément avec un grand décor et une grande production. « Si on peut prendre plus de temps en création, on peut aussi jouer plus de fois car le spectacle sera meilleur, plus abouti, plus fort », ajoute-t-il en estimant qu’il faudrait imposer un nombre minimal de représentations. Moins de production imposera plus de sélectivité et, pour le public, des spectacles de meilleure qualité.
Public Le petit nombre de représentations des pièces serait lié à l’étroitesse du public, l’argument est ressassé à l’envi. Certes, le pays est petit, le public potentiel pas forcément aussi multilingue que les productions, mais surtout, les professionnels de la médiation et de la communication manquent cruellement. Tom Leick-Burns, le directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg, pourtant un des établissements les mieux dotés avec un budget de 1,8 million d’euros annuel, constate « pendant les dix ou vingt dernières années, les artistes ont connu une très grande et belle évolution en se professionnalisant de plus en plus. Maintenant, les institutions doivent suivre le mouvement et acquérir les professionnels et les compétences pour aller plus loin. » Nombre de structures fonctionnent avec un seul (quand il y en a un) chargé de la communication qui chapeaute la presse, les publics, les écoles, et encore, les petits théâtres « privés » travaillent avec une administration largement bénévole et des moyens limités.
Parmi ce public nouveau à conquérir, la « génération Netflix » (pour ne pas dire les millenials) et les suivantes sont particulièrement visées. « On en est à la préhistoire pour ce qui est des moyens et du savoir-faire mis en œuvre pour l’acquisition, le développement, la fidélisation, l’analyse, l’accompagnement des publics. Qui peut croire qu’une affiche dans un abribus peut suffire à attirer les jeunes », questionne Stéphane Ghislain-Roussel. Il en va des choix de programmation, des outils de communication, mais aussi du rapport à l’école et à l’éducation. Un chaînon qui semble manquer : « Il y a une forte demande des enseignants du fondamental et ces spectacles n’ont pas de mal à trouver leur public. En revanche, pour les plus grands, cela dépend du bon vouloir des professeurs des lycées qui n’ont pas d’obligation à amener leurs élèves vers le théâtre ou la culture en général », déplorent plusieurs directeurs d’établissement.
À travers cette matinée d’assises, les questions profondes et structurelles de la place et du statut de la culture en général et du théâtre en particulier ont été posées. Ces échanges ne sont qu’un point de départ et, comme Sam Tanson l’a reconnu, il lui « reste des devoirs à faire à la maison » : améliorer l’investissement du ministère de la Culture dans le secteur du théâtre, chroniquement sous-doté, ou avancer sur la réaffectation de la Villa Louvigny comme plateforme de création et de rencontres du public et du bâtiment Robert Schuman. La dynamique est en marche, les espoirs sont hauts, ce serait très dommageable de les doucher maintenant.