Singulier Dès le mois de novembre, alors que les commerces et services non-essentiels fermaient leurs portes, la Belgique a décidé de maintenir ouvertes les librairies au nom de la « santé mentale » : « Parce qu’il n’y a rien de mieux que d’ouvrir un livre pour s’évader de la situation terrible que nous vivons », comme le soulignait le vice-Premier ministre Georges Gilkinet au quotidien Le Soir. À l’inverse, la France avait décidé de fermer les librairies (et les rayons livres des grandes surfaces) pendant le second confinement, provoquant la colère du monde de la culture. Le Luxembourg, à contre-temps des pays limitrophes, a fermé ses commerces non-essentiels après Noël (et jusqu’au 11 janvier) et a tenu compte des débats de ses voisins : les livres ont rejoint les journaux et articles de papeterie dans la liste des produits essentiels. « L’ajout des livres à la liste s’est fait sans lobbying de la part des libraires. Mais la ministre de la Culture est une grande lectrice, elle a fait ce qu’il fallait », estime Fernand Ernster à la tête des librairies qui portent son nom et anciennement président de la Fédération des libraires (aujourd’hui à la tête de la Confédération du commerce - CLC). « C’est une réelle fierté, que j’ai d’ailleurs transmise à mes collaborateurs, de voir nos produits et nos métiers ainsi reconnus et récompensés », ajoute-t-il.
Le livre, il est vrai, revêt un aspect singulier et spécifique que la plupart des pays lui reconnaissent en lui attribuant notamment un taux de TVA réduit, voire super-réduit (voire nul en Grande-Bretagne) et en encadrant son prix (les lois sur le prix unique du livre datent de 1981 en France, 2002 en Allemagne et seulement 2019 en Belgique. Luxembourg n’a pas de cadre légal pour fixer les prix des livres, mais le Conseil national du Livre s’est saisi de la problématique et les fédérations des libraires et des éditeurs sont en train de travailler sur le sujet). Qu’on les annote, en corne les pages, les couvre de signets ou qu’on les tienne pour des trésors à feuilleter du bout des doigts, les livres sont des objets avec lesquels les consommateurs nouent un lien particulier et personnel. Ce ne sont pas des objets de consommation comme les autres. Des images des files d’attente devant les librairies qui ont circulé sur les réseaux sociaux avant le confinement en France montrent bien notre attachement aux livres… et aux librairies.
Solidarité « Rien ne remplace les livres et un algorithme ne remplace pas le conseil et le contact du libraire », martèle Elmira Najafi, à la tête de la librairie Alinéa qui se souvient que « beaucoup de gens cherchaient des livres, notamment pour enfants, pendant le premier confinement ». Une période qu’elle a vécue avec une certaine distance parce qu’elle venait d’accoucher de ses jumeaux tout en restant préoccupée par la situation : « J’avais toujours en tête les soucis de notre entreprise, j’avais peur de devoir licencier des gens. Mais les aides de l’État et le cadeau de deux mois de loyer de notre propriétaire nous ont bien aidés. » Elle souligne aussi la solidarité que les clients ont manifestée, par exemple « en achetant des bons cadeau sans les utiliser », et les nombreux messages de soutien. Mal équipée au point de vue informatique, la librairie Alinéa n’a pas mis en place de vente en ligne mais a permis les commandes par téléphone et email en assurant elle-même les livraisons. « Malgré tout, nous avons perdu au moins 90 pour cent de notre chiffre d’affaires pendant cette période », estime Najafi.
Fernand Ernster a lui aussi connu un moment de « sidération » en apprenant les fermetures de mars, alors qu’il venait de partir en vacances. L’entreprise a cependant pu compter sur une gestion de stock performante et en lien avec son site de vente en ligne. « En 2014, on avait repensé notre site (dont la première mouture datait de 1996) pour être un complément à la vente en librairie. Pendant le confinement, on a été submergés de commandes et nos frais ont explosé », détaille-t-il en précisant que les frais de livraison ne sont pas à la charge du client. La présence en ligne a finalement permis de sauver les meubles (Ernster estime une perte de 80 pour cent de son chiffre d’affaires alors qu’en général la vente en ligne ne représente que cinq pour cent des ventes) et d’améliorer certains aspects de la logistique : « On sort grandis de cette épreuve ». Le centre logistique situé à Strassen traite jusqu’à vingt tonnes (environ 35 000 volumes) de livres par jour en période faste de rentrée scolaire. Aujourd’hui, le rythme est très calme, avec environ 8 000 livres par jour, ce qui n’empêche pas une organisation au cordeau pour dispatcher les livres dans les neufs librairies, mais aussi la vingtaine de supermarchés Cactus et la soixantaine de kiosques Valora pour lesquels Ernster sélectionne les ouvrages et œuvre comme grossiste.
Boom La réouverture de l’été a elle aussi prouvé l’attente du public vis-à-vis des librairies. « On a connu un véritable boom de fréquentation dès que ça a été possible, notamment avec des clients plus jeunes. Les gens sont moins partis en vacances, ils avaient plus de moyens et plus de temps pour lire », constate Elmira Najafi en indiquant que l’été 2020 a été meilleur que le précédent. Les ventes diffèrent des autres années avec plus de livres grands formats (par rapport aux poches, généralement les stars de l’été), moins de guides de voyage (les grands perdants de ces vacances à la maison qui ont été massivement renvoyés aux éditeurs) et une littérature « d’évasion » : « Les gens ont besoin de se changer les idées, ils n’ont pas envie d’essais politiques ou d’analyses sur le Covid ». « La fréquentation massive de l’été a montré qu’il ne s’agissait pas seulement d’acheter des livres, mais aussi d’avoir des contacts humains dans un magasin réel », souligne Ernster en notant que l’enseigne d’Ettelbruck (ouverte en juillet 2018) tire particulièrement bien sont épingle du jeu (« on se sent soutenus par la commune et la population »). Pour de nombreux consommateurs, choisir d’acheter un livre chez le libraire correspond à une volonté de consommation socialement responsable : Un geste pour aider les commerces indépendants et locaux, mais également une possibilité de maintenir une certaine proximité et des relations interpersonnelles largement mises à mal pendant le confinement.
Hans Fellner, dont la librairie est consacrée aux livres d’art, beaux livres et autres coffee table books, est moins optimiste : « Certes, les premières semaines de réouverture ont été spectaculaires, mais dès la fin du mois d’août, le manque de fréquentation du centre-ville s’est à nouveau fait sentir. » Le confinement est en effet intervenu dans un contexte déjà délicat pour le centre-ville qui fait face, comme dans beaucoup de pays, à la concurrence accrue des zones commerciales périurbaines (dans lesquelles Ernster a installé plusieurs de ses librairies) et de la vente en ligne, mais aussi à des problèmes spécifique à Luxembourg. « On assiste à une transformation culturelle de la consommation », analyse Fellner qui pointe en vrac, les pauses de midi raccourcies et les horaires décalés vers le matin (« à 15h, la ville se vide déjà »), le manque d’habitants au centre-ville, les chantiers, l’obsession de l’automobile et du parking : « Les gens ont perdu l’habitude d’aller en ville, sauf pour goûter aux terrasses ». S’il profite aujourd’hui de la possibilité de rester ouvert pour « vider mes stocks à coups de promotions pour finalement fermer boutique en mars », il estime que cette exception « n’est pas très conséquente vis-à-vis des autres commerces ».
Écosystème « On croisait les doigts quand on voyait les fermetures en France et en Allemagne. C’était une bonne surprise de savoir que nous avons pu rester ouverts », note Fernand Ernster. « Notre post annonçant que nous restions ouverts a été largement liké et commenté », se réjouit la gérante de librairie Alinéa tout en tempérant : « Pour moi, les librairies et les cafés, ça va ensemble. Tant que le reste des commerces et les bars ne seront pas ouverts, on n’aura pas une fréquentation normale. » Ses horaires d’ouverture ont d’ailleurs été adaptés et raccourcis. Ernster – qui n’oublie pas qu’il est aussi président de la CLC - ouvre aussi sans tapage : « On ne va pas faire des grandes pubs alors que les autres commerces sont fermés. On fait partie d’un écosystème où tout le monde, et notamment l’horeca, ressent des difficultés. Il en va d’une responsabilité collective. »
Entre la peur de fermetures à répétition et le soulagement d’être « essentiel », chacun reste suspendu aux annonces du gouvernement pour se figurer l’avenir. « Ces mois ont montré ce qui est vraiment important dans nos vies et que notre métier ne peut pas être balayé par les sites internet aussi puissants soient-ils », s’enflamme Elmira Najafi. « Il y a eu une prise de conscience du rôle social du livre et de la librairie dans le tissus économique », veut croire Fernand Ernster en soulignant aussi des changements dans les modes de consommation, dans l’état d’esprit des entrepreneurs (« qui vont faire preuve de frugalité »). Mais de nombreuses interrogations restent en suspend quant à la manière dont l’économie absorbera les mois de disette et les réelles conséquences dans « le monde d’après. ».