Playtime Un long couloir avec des portes blanches en enfilade au cinquième étage du Lëtzebuerg City Museum fait croire à un dédale bureaucratique tout droit sorti d’un film de Jacques Tati. Une esthétique standardisée comme les affectionnent les administrations publiques : rien ne dépasse, aucune porte ne se démarque, le citoyen/visiteur s’y perd. Sauf qu’ici, il est invité à ouvrir les portes les unes après les autres. Derrière chacune se cachent des documents, certains rares, comme ce sceau de la Ville de Luxembourg (1238-1444) ou la lettre d’octobre 1941 du Gauleiter Gustav Simon décrivant les nouvelles armoiries de la capitale imposées par l’occupant nazi. Derrière d’autres portes, des documents plus banals, comme la charte graphique de l’actuelle identité visuelle de l’administration communale, des affiches publicitaires pour la Schueberfouer ou des registres de personnes établis par le bureau de la population (dont les noms sont dûment noircis, bien sûr, RGPD oblige). En fait, ce couloir administratif est l’entrée dans l’actuelle exposition LU 82.1.2_296 consacrée aux Archives de la Ville. « Pour moi, il était important de montrer qu’il y a une continuité dans les archives, et que des documents qu’on garde peuvent paraître sans intérêt aujourd’hui, mais s’avérer importants plus tard », explique Evamarie Bange, la directrice des Archives de la Ville, qui a conçu l’exposition avec Gilles Genot des Musées de la Ville et Pit Peporté avec sa société Historical Consulting,
Si l’idée de faire une exposition sur les archives mûrissait depuis quelque temps déjà dans les caves de la mairie, surtout avec l’idée de valoriser les fonds et collections précieuses, elle s’est concrétisée avec la proposition de Guy Thewes, le directeur des Deux musées de la Ville, de l’accueillir au dernier étage du musée. Ce fut l’historien Pit Peporté qui convainquit Bange de faire une exposition de vulgarisation à destination du grand public, une exposition qui ne montre pas seulement quelques autres documents originaux, mais qui présente plutôt l’activité des archives en tant que telles. LU 82.1.2_296 (selon le futur code d’archivage des documents de cette exposition aux archives) est donc finalement structurée de manière très didactique en plusieurs parties : le couloir avec les différentes sections, une salle dédiée au secret d’archives et ses bases juridiques, une autour de la restauration des documents ou de leur accès, des rappels historiques sur notre actualité – avec ces affiches de sensibilisation pour lutter contre la propagation du choléra ou de la tuberculose – et une dernière salle, très impressionnante par ses plans et dessins, sur des projets grandiloquents, notamment des nazis, pour la construction d’un nouveau grand théâtre ou l’aménagement du plateau du Kirchberg. Le musée n’a pas lésiné sur les moyens pour montrer que les archives, c’est sexy.
Au cœur « L’archive est le cœur de notre maison, c’est à partir de là que se développe tout ce que nous faisons », affirme Nathalie Jacoby, la nouvelle directrice du Centre national de littérature (CNL) à Mersch. Où on voit actuellement entre autres un deuxième plan du projet de théâtre nazi, dans le contexte de l’exposition sur les auteurs et artistes durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans un petit pays, les redites sont inévitables. En 25 ans d’existence, le CNL a pu collecter plus de 400 fonds différents, souvent des dons et legs, dont chacun vient enrichir et affiner les connaissances sur un auteur ou une autrice et son époque. Sous la responsabilité de trois directeurs successifs, Germaine Goetzinger, Claude D. Conter et, depuis la rentrée, Nathalie Jacoby, le CNL a développé toute une stratégie pour non seulement recueillir des archives privées qui lui sont confiés, les restaurer, cataloguer et stocker dans de bonnes conditions, mais aussi pour les valoriser en les présentant dans l’impressionnante publication biennale Trouvailles – Fundstücke ou dans la série L’objet du mois, une vitrine changeante à l’entrée du musée à Mersch, sur le site internet et dans la presse. Ces fonds sont aussi intégrés dans différentes expositions thématiques, comme Korrekturspuren – Traces de correction en 2016, qui montra les différents stades d’écriture et de correction d’une œuvre littéraire. Au fil des expositions, le visiteur assidu retrouvera tel objet – ah, ces lunettes vintage de Poldi Hoffmann ! – à plusieurs reprises, sous différents angles, avec toujours cette fascination pour l’original.
« Quand j’ai commencé, il y a 17 ans, il n’y avait ni Uni.lu, ni C2DH », se souvient Josée Kirps, la directrice des Archives nationales, qui se bat depuis deux décennies pour la reconnaissance de son institution. Elle lutte contre des conditions de stockage désastreuses (fonds éparpillés sur plusieurs sites et parfois, comme en 2019, même inondés), pour un cadre légal clair et contraignant sur l’archivage et l’accès aux archives et pour la construction d’un nouveau bâtiment. Après moult revirements et un premier projet avorté, la loi pour la construction des nouvelles archives à Belval a été adoptée le 23 juillet de cette année et les appels d’offres pour la construction pourront être lancés d’ici le début de l’année prochaine. La première loi luxembourgeoise sur l’archivage remonte à août 2018 et est entrée en vigueur en septembre de la même année. Depuis lors, les équipes des Archives nationales sont submergées de nouveaux versements de fonds et de demandes de conseil de la part des administrations pour établir leurs tableaux de tris. À tel point que l’équipe de l’ANL a même publié cette année une brochure sur le « versement d’archives », expliquant chaque étape d’un archivage dans les règles de l’art : du tri en passant par l’inventaire jusqu’à la préparation physique et au choix des boîtes en carton et des fardes (les éléments métalliques, comme les agrafes ou les dossiers sont à prescrire par exemple, comme ils rouillent et endommagent les documents).
« Nous sommes encore dans une phase d’adaptation, mais nous sommes contents d’avoir au moins des règles maintenant », explique la directrice vis-à-vis du Land. La loi de 2018 n’impose pas seulement l’archivage obligatoire aux administrations publiques et les déclare enfin « imprescriptibles, inaliénables et insaisissables » (art. 11), mais règle aussi l’accès à ces mêmes archives. Certains dossiers, par exemple ceux ayant trait au « caractère confidentiel des informations commerciales et industrielles », restent ainsi interdits d’accès pour cinquante ans, ceux étant couverts par le secret fiscal même pour cent ans. D’autres, comme les renseignements personnels (vie privée et professionnelle, situation financière, opinions politiques ou religieuses) restent barrés durant 25 à 75 ans. Des délais beaucoup trop longs pour les chercheurs, qui commencent à peine à avoir accès à la période de l’après-guerre. « Bien sûr que nous ne sommes pas vraiment satisfaits que le secret fiscal vaille pour cent ans après un fait, concède Josée Kirps, mais l’alternative eût été que les documents ayant trait au secret fiscal fussent complètement interdits d’accès. Avec ce consensus, il y a au moins une perspective – et nous sommes toujours optimistes que les mentalités finiront par changer... »
Dépoussiérer Parce que les Archives souffraient de ne pas avoir de lobby, Josée Kirps a, depuis plusieurs années, tenté de les rendre attractives, de dépoussiérer leur image avec des publications (comme Les archives vues par Joseph Tomassini en 2010) et des expositions, comme Trous de mémoire en 2016 et Têtes chercheuses en 2017. Dans le long couloir du bâtiment au Saint-Esprit, on y rencontra alors des fans de recherches historiques comme Denis Scuto, Ben Fayot ou Andy Bausch, qui y témoignaient de leur passion pour le vieux papier et les secrets qu’il recèle. L’objet original y fut sacralisé, sa matérialité célébrée, comme ils le sont actuellement à Mersch et au City Museum. Les archives s’enorgueillissent désormais de montrer qu’une bulle, un livre ancien, même un extrait de compte-rendu du conseil de gouvernement ou un jugement peuvent ouvrir des portes secrètes sur l’histoire.
Barrer l’accès aux archives est une entrave majeure à la liberté intellectuelle, plusieurs chercheurs en ont fait et font toujours l’expérience à leur dépens, le plus souvent pour des raisons idéologiques – un historien de gauche n’aura jamais accès au fonds Joseph Bech par exemple – ou, parfois, aussi stratégiques, comme la concurrence d’un projet avec une recherche in-house. L’exemple récent le plus flagrant en était interdiction d’accès aux archives de la Cour grand-ducale prononcée contre l’historienne Josiane Weber dans le cadre de ses recherches pour une biographie sur la grande-duchesse déchue Marie-Adelheid1, la Cour voulant éviter toute collaboration avec un projet qui pourrait nuire à son image. Que de grandes sociétés ouvrent désormais leurs archives à des historiens, dans le cadre de livres ou d’expositions (souvent en ligne) sur leur propre histoire, comme La Luxembourgeoise à Paul Zahlen pour un livre sur son centenaire, permet à ces derniers d’accéder à des documents encore peu exploités (voir l’entretien de Bernard Thomas avec Paul Zahlen, « Les catholiques capitalistes », d’Land du 19/6/20). Et aux sociétés de contrôler un tant soit peu le storytelling qui les entoure.
Storytelling Raconter l’histoire est le métier de Pit Peporté. Le médiéviste formé aux universités d’Édimbourg et de Luxembourg qui, contrairement à la majorité de ses confrères, ne voulait pas devenir enseignant du secondaire et a pour cela lancé sa propre société, Historical Consulting Sàrl, inscrite au Registre de commerce en 2016 et dont l’objet est « le conseil en histoire ainsi que l’organisation d’événements et de manifestations scientifiques, culturels et éducatifs ou dans toute manière connexe ». « Ce n’est, dit-il vis-à-vis du Land, pas un très grand marché ». Mais que, s’il ne savait pas exactement où son objet allait le mener, il apprécie aujourd’hui pouvoir s’impliquer dans une palette très vaste de projets. Historical Consulting est un réseau plutôt qu’une grande boîte avec de multiples employés ; sur son site, elle offre des conseillers spécialisés jusqu’à Mannheim ou Londres (et le réalisateur de documentaires Tom Alesch pour le Luxembourg). « Je concède que c’est un mode opératoire très néolibéral », sourit Peporté, mais qu’une telle structure lui permet d’être extrêmement flexible et de s’adapter à chaque demande et à chaque projet. Historical Consulting a par exemple récemment contribué à un livre sur l’histoire du concessionnaire automobile Losch édité par Binsfeld, travaillé sur une brochure pour le Comité pour la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale (Binsfeld) ou sur l’exposition Between shade and darkness, l’année dernière au Musée national de la Résistance. Sans oublier l’exposition sur les Archives de la Ville.
« Pour cette exposition, j’estimais qu’il fallait montrer ce qu’est cette institution des Archives au grand public, à ceux qui n’en avaient jamais entendu parler, explique Pit Peporté. J’avais toujours en tête de m’adresser à toutes les tranches d’âge. Je me demandais : Comment arriverons-nous à faire quelque chose qui ait une certaine tension. C’est pourquoi nous avons misé sur l’immersion, que nous avons toujours cherché comment créer une atmosphère pour chaque thème. Nous voulions éviter le simple alignement de vieux papiers… ». Pour atteindre cette ambiance, le scénographe, Thomas Ebersbach de Leipzig, avait visiblement un budget quasi illimité, à tel point que les éclairages rouges, les cages ou les papiers peints à nuages sur ciel bleu ou de vues aériennes de la ville collées au sol font même carrément diversion. Par contre là où les objets sont modestement accrochés sur des rideaux ou exposés dans des vitrines classiques, ils peuvent fasciner davantage. « J’espère que projet après projet, nous sommes en train de développer une certaine signature, plus conceptuelle », affirme Pit Peporté. Le storytelling est important pour lui, mais aussi l’honnêteté intellectuelle, car les bases de son modèle d’affaires sont sa crédibilité et la véracité de son travail.
L’exiguïté du territoire et donc du marché potentiel font que des questions quant à l’exploitation commerciale d’archives historiques ne se pose guère. Tous les interlocuteurs rencontrés dans le cadre de cet article nous ont assuré leur bonne volonté pour garantir l’accès à leurs fonds au plus grand nombre. Ils disposeraient de procédures pour encadrer les demandes d’exploitation commerciale, qui resteraient extrêmement rares. Il s’agit parfois du droit d’utiliser un refrain d’une chanson populaire ou, souvent, de pouvoir utiliser, pour une publication, des photos historiques mises à disposition sous forme digitale sur le site des Archives nationales. En règle générale, les archives en question consultent alors les ayants droits pour accord. Il est vrai aussi que la numérisation de grands pans des fonds d’archives, comme celle de la presse écrite par la Bibliothèque nationale, ont largement facilité l’accès à de nombreux documents. Les Archives de la Ville offrent même un « scanning on demand », où un utilisateur peut recevoir des documents qu’il a demandés à consulter de chez lui en format numérique. Ces dossiers sont alors en même temps mis en ligne sur le site des Archives.
Cas d’école Lux & Vox est un reportage documentaire sur l’exploitation cinématographique au Grand-Duché réalisé par Frank Grotz, et diffusé en deux parties début novembre sur RTL Tele Lëtzebuerg. Si la première partie reprend essentiellement l’histoire des débuts folkloriques des représentations cinématographiques jusqu’au foisonnement des salles de cinéma (à un moment, il y en avait une cinquantaine à travers le pays) qu’a déjà documentés Paul Lesch dans son livre D’Stater Kinoen (Éditions Binsfeld, 2013), la deuxième partie, celle consacrée à l’avènement du groupe Utopia depuis les années 1970, est un cas d’école sur un storytelling partial basé sur les archives. Comme Yves Steichen pour son mémoire Utopia – Une passion pour le septième art, publié en 2017 par Utopia Management SA elle-même, Grotz se base essentiellement – et forcément – sur les fonds qui lui furent mis à disposition par les intéressés et par RTL. Cet épisode s’ouvre sur Nico Simon et Joy Hoffmann baignant dans la nostalgie de leurs débuts, visitant ensemble la salle paroissiale de Limpertsberg qui abrita leurs premiers pas d’exploitants de cinéma. Les deux amis de longue date racontent leur cinéphilie ou leur exploit de faire venir François Truffaut en 1979, les chantiers successifs du cinéma à Limpertsberg, voire même la contestation interne du nécessaire virage commercial avec l’ouverture du multiplex Utopolis au Kirchberg en 1996. Seul Raymond Massard et son cinéma familial à Rumelange dépasse de cet album de famille aux couleurs pastel.
Dans ce tableau romantique, il ne semble guère avoir eu de voix dissonantes, du moins elles n’existent pas en images : le bras de fer avec Fred Junck, alors directeur de la Cinémathèque, sur ce qu’est la cinéphilie, est certes évoqué (avec aussi un extrait vidéo assez banal de Junck) et les réclamations des autres exploitants de la fin du XXe siècle, qui se sentaient lésés par la domination d’Utopia, dont une lettre de Paul Thill du Ciné-Cité se plaignant de pratiques de concurrence déloyale par une Asbl financée par l’État, cités en voix off seulement. Mais le film ne fait guère plus état de la véritable opposition, à la fin des années 1990, contre la domination de ce groupe de copains, certes enthousiastes pour la cause, mais qui étaient devenus omniprésents : à l’exploitation donc, à la critique (Paul Lesch et Joy Hoffmann à RTL, Viviane Thill au Jeudi et au Forum) et aux archives (Joy Hoffmann et Viviane Thill travaillant alors au CNA). Alors, quand, après la mort de Junck en 1996, Lesch voulut devenir directeur de la Cinémathèque, le journal satirique Den Neie Feierkrop moqua officiellement cette « Utopia-Mafia » que certains cinéphiles avaient désormais en horreur – et c’est finalement un inconnu du sérail, Claude Bertemes (vivant alors en Allemagne), qui remporta le poste. Ces contestations sont soigneusement tues dans le documentaire, peut-être faute de matériel, peut-être aussi parce que les intéressés savent orienter le regard.
Droit de regard RTL est bien consciente de l’importance des archives pour raconter l’histoire et a pour cela pris soin d’inclure un droit de regard à son accord avec le Centre national de l’audiovisuel pour le versement de ses documents audiovisuels. La société privée qui avait le monopole de l’audiovisuel au Luxembourg entre les années 1930 et 1991 avait fini, au tournant du siècle, par verser ses archives au CNA en signe de bonne volonté, après des années de négociations en coulisses menées essentiellement par Joy Hoffmann, décidément toujours au four et au moulin. Mais en l’absence d’un cadre légal sur le patrimoine audiovisuel – le Luxembourg n’a adopté la loi d’application de la Convention européenne sur le sujet, datant de 2001, que seize ans plus tard – et de règlements clairs sur le dépôt légal et l’accès à ces archives, la société commerciale du Kirchberg pouvait décider qui avait le droit d’y entrer et pour quelle utilisation. Les refus furent, là encore, souvent idéologiques.