Depuis la destruction de deux maisons rue Jean l’Aveugle au Limpertsberg puis de quatre à la place Dargent à Eich, on sait à quel point la logique de préservation du patrimoine s’oppose à celle du marché immobilier et comment l’autonomie communale n’est pas forcément soluble dans l’intérêt national. On l’a compris à Differdange lors de la démolition de la tour Hadir, à Boevange, avec la ferme Hackin, ou plus récemment avec les écuries du château de Heisdorf ou les Keeseminnen (accumulateurs à minerais) aux Terres-Rouges eschoises.
De nombreuses associations tirent la sonnette d’alarme pour éviter d’autres démolitions. Le grand public semble acquis à cette cause. Une pétition publique demandant « à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays, la protection du bâti ancien devrait être la règle, sa démolition l’exception », a remporté plus de 5 200 signatures. Cet « appel urgent pour la protection du patrimoine architectural luxembourgeois » sera discuté en débat public le 21 octobre à la Chambre des députés, bien avant que le projet de loi (7473) relatif au patrimoine culturel n’arrive en séance plénière.
Le premier projet de loi que Sam Tanson (Déi Gréng) a déposé en tant que ministre de la Culture démarre son parcours législatif avec une première réunion de la commission de la Culture qui s’est tenue cette semaine. Différents avis ont été rendus, dont celui du Conseil d’État qui ne s’oppose pas à « ce changement de paradigme dans la préservation du patrimoine », comme le nomme un observateur proche du dossier. Le texte en vigueur actuellement date de 1983 et une actualisation est indispensable. Il s’agit non seulement de tenir compte de différents textes internationaux que le Luxembourg a ratifié, mais surtout d’offrir un cadre cohérent, juridiquement sûr et aux normes actuelles à la protection du patrimoine qu’il soit archéologique, architectural, mobilier ou immatériel. « Le Luxembourg a des années de retard par rapport à ses voisins », admet volontiers Djuna Bernard (Déi Gréng), rapportrice du projet de loi. Elle sait à quel point ce texte « présente des conflits entre l’intérêt général et les intérêts des particuliers ». La protection juridique de ce qu’on veut sauvegarder est un acte politique, car protéger, c’est aussi interdire, en tout cas limiter les droits des propriétaires sur leurs immeubles. C’est aussi ce que souligne le Conseil d’État dans son avis : « La matière à régler par le projet de texte sous examen est sujette à des intérêts divergents qui, souvent, entrent en conflit les uns avec les autres. Il s’agit ainsi de trouver un juste équilibre entre l’intérêt général de la protection de notre patrimoine, d’un côté, et le droit de la propriété individuelle, de l’autre. ». La première session de la commission n’a passé en revue que cinq articles d’une loi qui en compte 139. Même à un rythme d’une session par semaine – le double des réunions normales – il y a peu de chance que le texte passe en plénière avant le printemps 2021.
Le texte traite d’abord du patrimoine archéologique et pose un cadre pour l’archéologie préventive : les aménageurs publics ou privés seront tenus de faire évaluer le sous-sol (par sondages ou fouilles) avant de commencer leurs travaux sur une série de zones définies. Aujourd’hui, les fouilles n’ont lieu que lorsque des objets sont trouvés, fortuitement dans la plupart des cas. Les arrêts de chantier, longs et coûteux, seraient donc évités et le cadre légal offrirait plus de prévisibilité aux promoteurs. Le Centre national de recherche archéologique (CNRA) sera contraint d’effectuer les recherches préventives dans un délai de six mois. Dans son avis, la Chambre de commerce désapprouve « la mise à charge des maîtres d’ouvrages de la totalité des frais de diagnostic archéologique ». Cependant, ces actions préventives « sont à comparer aux études d’impact environnemental dont personne ne conteste le financement par le maître d’ouvrage et à considérer comme travaux préalables à la valorisation d’un terrain », répond la Commission des sites et monuments nationaux (Cosimo).
L’autre grand volet de la loi concerne le patrimoine architectural. Il s’agit de remplacer la procédure actuelle de classement par arrêté ministériel, objet par objet, en fonction des demandes de particuliers par une procédure générale de protection commune par commune, via un règlement grand-ducal et sur base d’un inventaire scientifique. Cet inventaire, réalisé par le Service des sites et monuments nationaux (SSMN), a déjà commencé, selon des critères énoncés dans la loi : « Un bien immeuble doit être authentique pour avoir connu peu de modifications et avoir gardé des éléments de son époque ». Suit une liste de quinze critères (l’importance pour l’histoire sociale, industrielle, religieuse, artistique, la rareté, la typologie…) que l’objet doit remplir au moins en partie. Ces critères de repérage scientifiquement établis sont indispensables comme gage d’objectivité. Actuellement, seules les communes de Larochette, de Fischbach, de Helperknapp et de Mersch ont été entièrement inventoriées. Au vu de l’ampleur de la tâche, le projet de loi donne dix ans au service pour couvrir l’ensemble du pays. D’une personne, le service a été renforcé pour atteindre aujourd’hui huit employées d’État. Selon les dires du SSMN, il faut seize heures en moyenne pour évaluer de manière scientifique un seul objet : repérage, recherches cadastrales, enquêtes aux archives, visites extérieure et intérieure (quand le propriétaire l’autorise), rédaction des rapports… Le projet de loi table sur douze scientifiques et deux administratifs, soit un budget qui varie entre 1,4 et 2,1 millions d’euros par an selon leur statut d’employé d’État ou de free-lance.
Il est bien évident, comme le souligne le Syvicol dans son avis, qu’un « tel inventaire aura des répercussions considérables sur les communes, étant donné que le nombre d’objets protégés, qui se trouvent sur leur territoire, va augmenter fortement ». Le syndicat de communes s’inquiète de la compatibilité entre la protection du bâti et la nécessité de construire, notamment des logements. « Sous sa forme actuelle, le projet de loi fait preuve d’une approche maximaliste, mettant la protection du patrimoine au-dessus de tout et ne tenant guère compte des autres obligations ou objectifs politiques des communes. » « Les communes garderont leurs compétences et responsabilités en la matière », répond le projet de loi, « cela dans le repérage et la protection du patrimoine bâti représentant un intérêt local de protection pour lesquels la loi concernant l’aménagement communal en a tracé le cadre juridique ». Le Plan d’aménagement général (PAG) reste l’outil privilégié pour protéger (ou non) des bâtiments ou des zones. La plupart des 53 communes ayant refait leur PAG « joue le jeu » et ont inclus soixante à 80 pour cent des immeubles repérés par le SSMN dans les zones protégées de leur PAG. L’effort d’inventaire du SSMN se porte en priorité sur les autres, qui ont protégé moins de la moitié de ce qui a été repéré.
En attendant que tout le pays soit inventorié, la loi prévoit un régime transitoire qui prévoit un système de « filet de sécurité » afin de ne pas voir détruits des immeubles d’une valeur patrimoniale. Ainsi, les propriétaires dont le bien est dans le périmètre protégé du PAG doit informer le ministre de tout projet de destruction, totale ou partielle, et de dégradation de l’immeuble.
Actuellement, 1 577 objets sont protégés par l’État. Il est probable que ce chiffre soit multiplié par cinq dans dix ans. Autant de bâtiments qui ne pourront pas être détruits ou laissés à l’abandon, mais aussi autant de bâtiments qui pourront bénéficier de subsides pour être rénovés ou améliorés au point de vue énergétique.