d’Land : Comme tous les lieux accueillant du public, les musées sont restés fermés pendant les semaines de confinement. Quel est votre regard rétrospectif sur cette période et sur la manière dont les musées ont réagi ?
Sam Tanson : En repensant à début mars, je me rappelle de l’urgence avec laquelle le gouvernement a dû prendre des décisions. On voyait le nombre d’infections augmenter rapidement, on voyait ce qui s’était passé en Italie… Il était clair que le Luxembourg allait aussi se confiner. J’ai eu des discussions avec les directeurs des musées, des centres d’art, des théâtres, des instituts culturels pour voir comment ils allaient s’organiser. Ils étaient demandeurs d’une décision claire qui comprenne tout le pays, tous les secteurs. Ils voyaient que leur personnel avait peur, que les visiteurs se faisaient plus rares. La décision de fermeture n’a donc pas surpris et n’a pas été contestée. Mais personne ne se doutait que « tout ça » allait nous accompagner pendant aussi longtemps. Très rapidement, les différentes institutions ont cherché des solutions pour pouvoir continuer à montrer leurs collections ou leurs expositions. Le Musée national d’histoire et d’art avait déjà entamé un grand processus de digitalisation avec la possibilité de visiter le musée virtuellement en 3D (lire à ce sujet l’interview du digital curator en page 36, ndlr). Tous les musées ont accentué leur présence sur les réseaux sociaux et ont travaillé leur communication. Il a fallu faire preuve d’imagination et d’inventivité et je salue l’incroyable potentiel créatif qui a maintenu la culture en vie.
Lors de la réouverture, le public semblait frileux. Comment percevez-vous le redémarrage ?
Pour moi, il était évident que si on rouvrait les commerces, on devait rouvrir les musées. D’un point de vue sanitaire, il n’y a pas de différence. Je ne voyais pas ce qui pouvait empêcher cette réouverture. En ces temps encore difficiles et incertains où beaucoup de choses ne fonctionnaient pas encore, il me semblait important d’offrir au public des alternatives culturelles et de permettre de découvrir des lieux de culture. Malgré tout, il subsistait une certaine ambiance anxiogène où toutes les activités se sont trouvées réduites, la fréquentation des musées aussi. Ensuite, pendant les mois d’été, beaucoup de gens ont profité des congés pour découvrir certains musées un peu partout dans le pays et, sur la durée, on note quelques très belles fréquentations. L’exposition The Family of Man, par exemple, a accueilli plus de visiteurs que l’année dernière. Les musées membres de l’Icom Luxembourg ont compté près de 42 000 visiteurs en juillet et en août, alors que les musées de la Ville de Luxembourg ont attiré à eux seuls plus de 29 000 visiteurs pendant la même période. Ces chiffres montrent une population qui, traversant une crise sanitaire, a besoin de vivre des expériences culturelles.
Les musées ont-ils repris les activités pédagogiques ou de médiation et dans quelles conditions ?
Les visites guidées ont repris avec des groupes de dix personnes, ce qui est assez agréable comme jauge pour pouvoir profiter des explications du guide. Les activités pédagogiques ont également repris. Dans le cadre scolaire, les conditions sont les mêmes qu’à l’école, donc sans masque pour les élèves car ils sont dans le même groupe. Pour nous les adultes qui avons déjà vécu un certains nombre d’années, avoir six ou dix mois différents dans notre vie, même avec des restrictions, ce n’est pas si difficile. Pour les enfants, avec beaucoup moins d’expérience, je pense qu’il faut leur donner une vie aussi normale que possible. Des activités extrascolaires et culturelles doivent y avoir leur place.
Comment le ministère de la Culture a-t-il accompagné les musées pendant la fermeture et depuis ?
Pendant, on a organisé des téléconférences avec tous les secteurs de la culture pour répondre aux questions et pour se rendre compte des besoins de chacun. Nous étions bien évidemment en contact avec le ministère de la Santé pour savoir ce qui était faisable ou pas. Depuis, les questions ont changé, mais elles sont toujours nombreuses. Il y a de nouvelles problématiques qui apparaissent, notamment au gré des classements des pays en zone à risque, pour le déplacement des artistes ou des œuvres. Le secteur culturel s’est professionnalisé depuis quelques années et beaucoup d’efforts ont été entrepris pour l’accompagner et le soutenir, il ne faudrait pas qu’à cause de cette crise, tout cela s’effondre. Aussi, nous avons mis en place des aides spécifiques de relance du secteur dans le cadre du programme Neistart où cinq millions d’euros sont dédiés à la culture.
Dans ce paquet de mesures, il y a un volet pour des acquisitions d’œuvres d’art. Comment ça fonctionne ?
Le budget d’acquisition du ministère a été doublé pour atteindre une enveloppe de 150 000 euros. En temps normal, les achats du ministère se font directement auprès des artistes, mais cette fois nous avons lancé un appel aux galeries d’art qui ont aussi été fermées et ont souffert du confinement. L’aide directe aux galeries atteindra forcément vers les artistes. Chaque galerie a pu proposer trois œuvres de trois artistes au maximum, artistes luxembourgeois ou vivant au Luxembourg. Des contacts ont été noués par certaines galeries à cette occasion pour représenter des artistes qui ne l’étaient pas encore. La commission d’acquisition d’œuvres d’art du ministère de la Culture (mise en place en juillet 2019 et composée de Gabriele D. Grawe, Claudine Hemmer (secrétaire), Clément Minighetti (président), Michel Polfer et Michèle Walerich, ndlr) a examiné les dossiers remis et fait sa sélection qui sera bientôt dévoilée. Jusqu’ici, les œuvres achetées sont accrochées au ministère, dans l’entrée et dans les bureaux et dans d’autres ministères également. Nous envisageons d’organiser une exposition pour montrer l’ensemble, vers 2022 ou 2023.
Ces œuvres pourraient être exposées dans cette future « galerie nationale » ?
L’idée de la galerie nationale n’a jamais été de présenter la collection du ministère de la Culture, mais de proposer une espace d’exposition pour les artistes modernes et contemporains luxembourgeois. L’aile qui leur est consacrée au Musée national est assez réduite. L’idée d’une galerie nationale est toujours à l’ordre du jour. Ce qui est le plus important, c’est de mener des recherches sur ces artistes pour bien cerner leur travail, leur place dans l’histoire de l’art, leurs influences… Ce travail de recherche est généralement mené quand on organise une exposition monographique d’un artiste, mais il y a un manque pattant en dehors du cadre des expositions. C’est le volet du centre de documentation, placé sous l’égide du Musée national, qui sera un peu le pendant de ce qui se fait au Centre national de la littérature, avec, par exemple, un dictionnaire en ligne des artistes luxembourgeois.
Si ce n’est à l’ancienne Bibliothèque nationale, où peut-on envisager cette galerie et centre de documentation ?
C’est encore trop tôt pour le dire. Nous sommes en train d’explorer les possibilités pour un lieu rassemblant non seulement le centre de documentation, une galerie pour exposer les œuvres, mais aussi un espace de stockage pour les différents musées. C’est un problème récurrent pour toutes les institutions muséales : elles n’ont pas assez de possibilités de stockage chez elles, les collections sont dispersées dans divers lieux, ce qui est coûteux et n’est pas une bonne solution pour le travail, pour la sécurité, pour le transport… Le but serait donc de rassembler en un seul lieu la recherche avec le centre de documentation, des expositions avec un travail de médiation et le stock.
Parmi les grandes institutions nationales, le Mudam est souvent pointé du doigt et semble continuellement manquer de moyens financiers...
Je tiens d’abord à souligner à quel point ce musée est formidable, à chaque fois que j’y vais, je suis impressionnée par le bâtiment. On n’a pas toujours donné les moyens à ce musée pour fonctionner comme il le devrait, notamment pour le bâtiment. Ce qui me tient le plus à cœur, c’est le développement de la collection pour lequel un budget est nécessaire, même si, à l’heure actuelle, c’est difficile de parler d’augmentation, le budget 2021 devra être prudent. On voit cependant aujourd’hui la fragilité des circuits internationaux, où l’on est tributaire des ouvertures de frontières pour faire venir des artistes et des œuvres. Avoir une bonne collection à montrer permet de passer outre ces problématiques.
Outre les « grandes » institutions nationales ou municipales, il y a au Luxembourg des dizaines de « petits » musées régionaux. En quoi le ministère est-il compétent ? Comment peut-il les encadrer et les soutenir ?
J’en ai visité un certain nombre, même si je n’ai pas fini la tournée, et je constate qu’il y a un réel engagement dans ces musées. Ces initiatives sont généralement le fait d’associations, autour d’une collection, d’un lieu, d’une thématique. Il y a des vrais petits trésors, mais c’est assez disparate. Ces collections sont riches, mais ces musées manquent souvent d’un accompagnement professionnel pour la sélection des pièces – beaucoup sont surchargés – la scénographie, la signalétique, la médiation. Certains de ces musées ont déjà bien réfléchi à leur muséographie et à l’accompagnement des publics. C’est le cas à Schengen, par exemple, où le Musée européen a pensé son espace en amont et a réussi à mettre en œuvre une scénographie qui fonctionne – même si actuellement, il y a des problèmes techniques. C’est un attrait pour la région et il est d’ailleurs bien visité. Il y a donc une multitude de petites institutions qu’on accompagne de différentes manières : certaines ont une convention avec le ministère de la Culture, d’autres avec le ministère du Tourisme, d’autres demandent un subside… Comme prévu dans le Kep, nous sommes en train d’établir un état des lieux du paysage muséal pour mieux encadrer ceux qui le souhaitent vers une plus grande professionnalisation, en suivant les critères et recommandations de l’Icom (Conseil international des musées, ndlr). Un million d’euros est prévu dans le programme Neistart pour aider ces musées à une refonte ou mise en place professionnelle de leur muséographie ou à l’élaboration concepts de fonctionnement, d’exploitation… Nous avons lancé un appel à projets qui permet d’apporter un soutien direct à l’emploi culturel (muséographes, agences de communication, artistes, industrie créative…). Par ailleurs, nous sommes en train de mettre en place une sorte de label « musée régional » avec des critères clairs, ce qui leur donnera une meilleure visibilité. Dernière chose, nous avons créé, avec la House of Training, une formation de médiateur culturel pour aider les institutions à former leur personnel à mieux accueillir et encadrer leurs publics.
Avant de penser exposition, conservation, collection, il faut la création. Un des aspects où le ministère intervient est dans les résidences d’artistes ici ou ailleurs. Comment ce dossier évolue-t-il ?
Il y a une série de conventions avec des lieux à l’étranger, notamment la Cité des arts à Paris et la Künstlerhaus Bethanien à Berlin. C’est important pour les artistes, pour le développement de leur carrière, à condition que ces résidences soient encadrées par un programme curatorial, avec des rencontres de professionnels, d’autres artistes, de la visibilité. L’entité qui organise la résidence a un grand rôle à jouer pour que ce ne soit pas seulement un déplacement touristique. Nous avons d’ailleurs revu la convention avec la Cité des arts où nous étions seulement locataires et où désormais l’artiste en résidence bénéficiera d’un accompagnement. L’expérience des Ateliers au château de Bourglinster a montré que les artistes s’y sentaient un peu trop isolés et éloignés de l’activité culturelle. Aussi, nous sommes en train de développer un programme de résidences à Neimënster pour accueillir aussi bien des artistes d’ici que des étrangers. Des travaux sont en cours pour créer plus de studios et d’ateliers. Le projet est aussi d’envisager des échanges entre résidences, une sorte d’Erasmus pour artistes.
Les musées développent une offre en marge de leur cœur de métier avec des restaurants, buvettes, boutiques… Cela vous semble-t-il un « mal nécessaire » ?
Au Luxembourg, on a eu des expériences assez mitigées avec les restaurants dans les lieux culturels. Il y a d’importantes contraintes, d’horaires ou d’accessibilité et il y a des cas où l’on a installé ces espaces après coup, sans les avoir pensés avant... C’est difficile de pointer exactement pourquoi c’est compliqué. À mon sens, si le restaurant est pensé dès le départ, avec une cuisine professionnelle, des équipes dédiées, une recherche de qualité, ça devrait pouvoir fonctionner. Je n’ai rien contre les boutiques de musées. Je constate que les expositions s’éloignent de plus en plus des objets, avec de plus en plus de digital, de vidéo. Pouvoir acheter un livre ou un catalogue après, nous laisse la possibilité de garder quelque chose de plus tangible et d’étayer les souvenirs.