Cette semaine, les responsables d’institutions culturelles (comme des tas d’autres secteurs, bien-sûr) retenaient leur souffle, pendus aux annonces qui, après le couvre-feu et les limitations de jauges, risquaient de mettre leur travail en péril. Pour l’heure, le Luxembourg échappe au reconfinement et les salles de spectacles restent ouvertes. C’est un « ouf » de soulagement, le spectacle continue… Enfin, pas tous les spectacles : Les tournées à l’étranger ont été annulées, interrompues ou reportées. Les artistes internationaux ne peuvent pas venir au Luxembourg de peur d’être placés en quarantaine à leur retour ou parce que les déplacements ont été interdits dans leur pays. Les résidences de création ont été fermées. Ainsi, on lit sur la page Facebook de la danseuse et chorégraphe Anne-Mareike Hess : « Je suis au regret d’annoncer que le processus de création de ma nouvelle production Dreamer a été interrompu. La première sera reportée en 2021. » Elle devait jouer ce solo à Neimënster le
4 décembre. Entre les contraintes pratiques dans les différents pays (la danse est un milieu particulièrement international, l’équipe vient d’un peu partout en Europe), la quarantaine de certains membres de l’équipe, les mesures mises en place en Allemagne pendant les répétitions du spectacle et l’impossibilité de jouer devant plus de vingt personnes (pour garantir la distanciation) et un spectacle qui se veut intime et proche du public, Anne-Mareike Hess a jeté l’éponge. « C’est une accumulation de compromis qui nous empêche de rester concentrés sur la création, qui entraîne de l’anxiété et risque finalement de déprécier la qualité et le propos artistiques », nous détaille celle qui voulait nouer justement un dialogue avec les spectateurs.
Même mauvaise nouvelle sur la page de Jill Crovisier : « On y était presque : ce soir devait se tenir l’avant-première de Jinjeon. Les rideaux ne s’ouvriront pas. On se reverra, ce n’est pas la fin. » La chorégraphe terminait un mois de résidence à Annonay (Ardèche) où elle achevait une création pour sept danseurs. « Il nous restait une semaine de travail pour préparer l’avant-première de ce mercredi. Mais, nous avons dû interrompre la résidence et tout le monde a été renvoyé chez lui », raconte-t-elle au Land. Cette dernière semaine était cruciale pour régler les questions de lumières, pour placer un solo au milieu de la pièce et pour répéter, répéter encore, « la dernière ligne droite est toujours essentielle ». Outre les difficultés à organiser le rapatriement de tout le monde (ici aussi, une équipe internationale), avec les annulations de vols ou les justificatifs de déplacements, et le surcoût que cela suppose, c’est le travail de plusieurs mois qui se voit mis entre parenthèses. « On n’est pas sûrs d’avoir la possibilité de travailler assez pour la première du Grand Théâtre le 2 décembre », s’inquiète Jill Crovisier qui veut « quand même y croire car notre but est d’offrir un spectacle au public ».
Car pour tous les comédiens, danseurs, ceux qui les encadrent et créent avec eux (metteurs en scène et chorégraphes), y compris au point de vue technique (costumes, décors, maquillage, lumière, son...), le cœur de leur métier, c’est la scène, c’est le public. « Même si on doit jouer devant dix spectateurs, on doit jouer », s’acharne la chorégraphe. « Après le confinement, on a remis la machine en marche, trop heureux de remonter sur scène. Un total retour en arrière me semble difficile à envisager », martèle la metteure en scène Anne Simon. « Si les salles sont à nouveau fermées, on travaillera à créer pour l’après, on répètera, même pour des petites salles, avec peu de public. On le mérite, le public le mérite. »
La question du public mérite d’ailleurs réflexion car les spectacles sont généralement créés pour un type de salle avec une certaine jauge. Voir cette jauge drastiquement diminuée pose des questions financières aux responsables, mais aussi des questions artistiques où une audience différente instille un spectacle différent. Nous avons pu constater que le public moins nombreux est d’abord déboussolé de se trouver comme nu, perdant l’anonymat (tout relatif au Luxembourg) de la salle pleine. « Mais les spectateurs sont aussi plus attentifs, plus engagés, plus à l’écoute », souligne Anne Simon. La comédienne Frédérique Colling tempère : « Je me demande s’il faut toujours jouer coûte que coûte. Le théâtre, c’est vivant, on doit sentir le public, avoir une certaine proximité avec la salle. Les salles très peu remplies, ça enlève beaucoup à l’expérience théâtrale pour les comédiens comme pour le public ». Elle est en train de créer (Can’t) stay at home, un parcours qui sera joué à travers les rues de Mamer où les spectateurs déambulent avec un casque audio à la rencontre d’installations et performances dansées, théâtrales ou musicales, mettant en lumière les oubliés par notre société. « Une alternative de théâtre qui permet de respecter les normes de sécurité. »
L’avenir incertain
Les diverses associations regroupant artistes, intermittents ou techniciens ont beaucoup travaillé pendant le confinement pour dialoguer avec le ministère de la Culture et avec les institutions culturelles. « Les réponses ont été rapides, les aides sont venues, mais la situation reste préoccupante pour ceux qui n’avaient pas de projet en cours, pas assez de jours de prestation », souligne Sophie Langevin, actrice, metteure en scène et présidente de l’association Actors.lu qui relève que quarante pour cent des artistes interrogés pendant le confinement n’avaient pas de contrat en cours. « Ce qui posait problème avant la crise sanitaire reste problématique et se voit généralement amplifié », estime Peggy Wurth, scénographe, costumière et présidente de l’Association luxembourgeoise des professionnels du spectacle vivant (Aspro). « On ne peut pas vivre d’indemnités à long terme et si d’autres annulations interviennent, beaucoup de gens seront sur le carreau ». L’incertitude est ce qui mine le plus les artistes comme les institutions. « Les annulations et les reports auront une incidence à long terme », s’inquiète Sophie Langevin, « chaque projet en contient d’autres qui naissent des rencontres, des contacts, des tournées, des festivals, des critiques. » C’est le cas de AppHuman, un spectacle qu’elle créé avec Ian De Toffoli pour cinq comédiens autour de la question de l’humain face à la technologisation massive du monde. « Il y a de fortes chances qu’on puisse jouer (au Théâtre des Capucins à partir du 12 novembre, ndlr), mais devant 35 spectateurs masqués. Et nous étions programmé dans un festival à Liége où finalement seule une captation vidéo du spectacle sera présentée. » Une solution que tout le monde rejette pour des questions de qualité technique et de coût, sauf s’il s’agit d’un projet spécifiquement destiné à la vidéo.
« On a démontré notre adaptabilité, notre inventivité pour créer de nouvelles formes, pour postposer et aménager les dates ou les heures des spectacles, pour chercher de nouvelles pistes et être flexibles, mais tout ne peut pas être découpé, morcelé. La qualité de la création s’en ressent », souligne Anne Simon qui intime à « arrêter de considérer l’art seulement en tant que produit final, dans des logiques de pure économie libérale ». Et toutes d’appeler de leur vœux, plus de temps pour réfléchir, plus d’espace mental, moins de frénésie, moins de productions. « Il faudra arriver à faire moins de spectacles, à les travailler et les jouer plus longtemps en étant mieux payés pour le faire », insiste Anne-Mareike Hess. La refonte du statut de l’artiste et de l’intermittent doit passer par là, « mais le statut, ce n’est pas tout, il faut repenser la base et restructurer le système pour que les artistes puissent vivre par leurs propres moyens », martèle Anne Simon. Une des pistes de réflexion est de repenser les droits d’auteurs en matière de diffusion. Si les comédiens et danseurs touchent un cachet chaque fois qu’ils jouent, les metteurs en scène, chorégraphes, créateurs de costumes, de lumière ou de son, ne sont payés que pour la création. « Les droits de la propriété intellectuelle ou artistique doivent pouvoir suivre le spectacle au long de sa carrière et de ses tournées », estime Sophie Langevin qui voit dans cette problématique « une question urgente ».