Alors qu’aux États-Unis, des politiciens républicains se sont emparés avec autant d’acharnement que d’aveuglement de la guerre ouverte des opérateurs contre la neutralité du Net, ce côté de l’Atlantique n’est pas en reste, mais avec la différence notable que pour l’heure ce sont surtout les grands groupes qui mènent l’offensive, poussés par la Commission européenne. Au nom de l’objectif a priori louable de développer le haut débit pour tous, un groupe de travail emmené par Alcatel-Lucent, Deutsche Telekom et Vivendi s’est fendu il y a peu d’une proposition en onze points qui vise délibérément la création de couches différenciées d’accès à Internet et la possibilité d’arrangements mercantiles pour réguler le trafic.
Malheureusement, dans le processus mis en place par la Commission pour plancher sur les moyens d’atteindre les objectifs de son agenda digital, des acteurs essentiels ont été oubliés. Vouloir garantir à tous les citoyens européens, d’ici 2020, un accès de 30 Mbit/s au moins et à la moitié d’entre eux un accès à 100 Mbit/s, c’est bien, mais pourquoi ne pas faire participer des représentants d’Internautes au moment de concevoir les moyens d’y parvenir ?
En mars dernier, la Commission avait invité à Bruxelles les patrons d’une quarantaine de grands groupes actifs sur Internet à divers titres, leur demandant de réfléchir aux moyens de financer ses ambitieux objectifs en matière de connectivité. Parmi eux Steve Jobs d’Apple, Xavier Niel de Free, Stéphane Richard d’Orange, Jean-Phillipe Courtois de Microsoft, Stephen Elop de Nokia, Jean-Bernard Lévy de Vivendi. À l’arrivée, ce sont ce dernier et les patrons d’Alcatel-Lucent, Ben Verwaayen, et de Deutsche Telekom, René Obermann, qui s’expriment sans ambages, au nom d’un groupe de pilotage mis en place à la suite de cette réunion, pour un enterrement de première classe du principe de la neutralité d’Internet. Au nom du besoin de « modèles économiques pérennes » et d’une « meilleure gestion des ressources rares », « d’entreprises saines capables d’investir », les trois dirigeants affirment que « les acteurs, qui créent de la valeur, doivent bénéficier de dispositifs d’incitation adéquats afin de prévenir / éviter les stratégies de pur arbitrage ». Pour y parvenir, ils recommandent en toutes lettres que l’Europe encourage « la différenciation en matière de gestion du trafic pour promouvoir l’innovation et les nouveaux services, et répondre à la demande de niveaux de qualité différents ».
Cette recommandation, qui sert en tous points les intérêts des grands groupes industriels actifs sur la « chaîne de valeur » à laquelle se résume pour eux Internet, a au moins le mérite de la franchise. Mais elle ignore les intérêts des citoyens-internautes de manière tellement ouverte et provocatrice que l’on peut malgré tout espérer que les organisations défendant la liberté d’expression et les intérêts des consommateurs relèveront le gant.
Heureusement, la commissaire chargée des nouvelles technologies, Neelie Kroes, s’est gardée d’avaler sans broncher la perche tendue par le « groupe de pilotage », expliquant dans un communiqué après l’avoir rencontré le 13 juillet que « cette catharsis parfois douloureuse » avec les opérateurs télécoms « n’a pas débouché sur un consensus » et qu’elle allait « étudier dans le détail chaque proposition ».
Prétexter que les internautes veulent pouvoir jouer en ligne « sans latence » et voir des clips sur YouTube sans interruptions est un peu court pour que ceux-ci renoncent sans coup férir au principe de la neutralité. Les opérateurs ont déjà la possibilité d’offrir des abonnements différenciés en fonction du débit offert. La neutralité du Net est un enjeu citoyen important, aux implications politiques non négligeables, qu’il serait mal venu de sacrifier au nom de la compétitivité du secteur.