Quels régimes politiques allons-nous voir émerger face à la crise climatique ? S’il tombe sous le sens que tant les institutions que les pratiques politiques en seront profondément affectées, il faut reconnaître que les réflexions à ce sujet restent embryonnaires. Avec leur ouvrage de théorie politique prospective paru en 2018, Climate Leviathan : A Political Theory of Our Planetary Future, Geoff Mann et Joel Wainwright tentent de combler cette lacune. Leur typologie raisonnée définit quatre modèles génériques d’ordres politiques susceptibles de se cristalliser face à la menace climatique.
Il se trouve que, même si elle a été conçue avant l’émergence de la pandémie en cours, cette typologie est aussi pertinente pour éclairer les réponses apportées par les nations du globe à cette crise. Ce n’est pas étonnant, les crises climatique et du coronavirus ayant en commun de se jouer des frontières et d’échapper à toute solution exclusivement nationale, tout en soulignant de manière crasse les limites du capitalisme thermo-industriel. Et de fait, face à cette crise globale qui ressemble furieusement à une répétition générale de celle du climat, les régimes modélisés par les deux auteurs ont bel et bien eu tendance, jusqu’ici, à réagir comme les deux auteurs s’y attendaient.
Léviathan Bien que les références de Mann et Wainwright soient éclectiques, et comme le suggère le titre de leur livre, ils placent au centre de leur raisonnement le « monstre » du Léviathan décrit en 1651 par Thomas Hobbes pour analyser les mécanismes politiques et définir la souveraineté. Le Léviathan de Hobbes, issu de la souveraineté des citoyens qui en cèdent une partie importante à l’État en échange de la protection qu’il leur offre, est aussi l’État qui s’autorise à outrepasser ses passer ses propres lois lorsque cela profite à ses alliés.
Hobbes a fortement inspiré Carl Schmitt, un théoricien politique allemand du XXe siècle sympathisant du nazisme, que Mann et Wainwright mettent à contribution pour expliquer l’évolution rencontrée par exemple au début de ce millénaire aux États-Unis, lorsque les Américains ont accepté de la part de l’administration de George W. Bush que celle-ci assume une souveraineté accrue, beaucoup moins encadrée par les contrepouvoirs, en réponse aux risques perçus du terrorisme. Dans la typologie raisonnée des deux auteurs, l’État-Léviathan est donc cette forme d’État qui offre une meilleure protection aux citoyens en échange d’un abandon d’une partie des libertés et moyens de contrôle dont ils bénéficiaient jusqu’ici, à coup de règles d’exception, accompagnées ou non de la proclamation d’un état d’urgence.
Behémoth La deuxième catégorie proposée par Mann et Wainwright correspond au scénario-cauchemar du populisme réactionnaire que l’on voit en ce moment émerger à Washington et dans d’autres régions du globe. Il prend le dessus lorsque des intérêts liés aux énergies fossiles et les secteurs les plus conservateurs de la société s’allient pour refuser de prendre en compte la menace climatique. Les tenants de ce modèle dénoncent les « élites mondiales », qu’ils associent au globalisme honni, dénoncent voire vont jusqu’à abandonner les efforts internationaux déployés pour lutter contre le réchauffement et prônent une sorte de capitalisme national autarcique qu’illustre bien la fameuse tirade de Donald Trump qu’il a « été élu pour représenter les citoyens de Pittsburgh, pas ceux de Paris ».
Climate Mao correspond à la voie que sont susceptibles de choisir de grands États asiatiques, Chine en tête : « un système anticapitaliste gouverné par un pouvoir souverain au niveau de l’État-Nation ou de la planète ». Visant une transformation révolutionnaire emmené par un État qui s’empresse d’empêcher l’effondrement climatique, inspiré par Mao Tse Toung, mais aussi par Robespierre et Lénine, il recourt à « une terreur juste dans l’intérêt de l’avenir de la collectivité ».
Au nom de l’action climatique, c’est un modèle qui voit revenir sur le devant de la scène des États autoritaires socialistes qui interviennent pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et faire face aux urgences climatiques. Ce qui, en conséquence de la nature de la menace climatique, devrait logiquement aboutir à ce que ces actions soient menées à l’échelle planétaire. Cependant, Mann et Wainwright s’attachent à montrer que la Chine ne s’oriente pas pour l’instant vers un « Climate Mao », mais est plutôt engagée, en concertation avec les puissances occidentales, sur la voie d’un ordre international de type Léviathan. Pour autant, soulignent-ils, ce n’est qu’en Asie qu’un tel modèle est susceptible de voir le jour, seul ce continent comptant des pays qui ont à la fois les structures étatiques, économiques et démographiques requises.
Aucune de ces trois perspectives n’est enthousiasmante. Behémoth est l’option qui devrait s’éliminer d’elle-même – bien qu’elle semble ces temps-ci avoir le vent en poupe – parce qu’elle aggrave la crise tout en exacerbant les injustices. Pour autant, les modèles Léviathan et Mao sont loin d’inspirer confiance : l’histoire ne suggère pas qu’ils soient en mesure, en l’état, de nous mettre sur les bons rails. Et les trois modèles ont en commun d’être fondamentalement injustes.
X À l’inverse, la quatrième option examinée par Mann et Wainwright est clairement, dans leur esprit, celle qui a le plus de chance de s’inscrire dans l’exigence de justice climatique. Baptisée « X » parce qu’elle est inédite et qu’on ne peut en conséquence en brosser le portrait qu’à grands traits, cette quatrième voie, fondée sur la démocratie et la solidarité, à rebours du capitalisme et de la souveraineté, est clairement celle qui a les sympathies des auteurs.
« Climate X » est donc censé émaner, dans l’esprit des deux auteurs, d’un mouvement démocratique se construisant sur trois principes de base, deux « ouvertures » et deux « trajectoires ». Les trois principes correspondent aux valeurs classiques de la gauche, égalité, démocratie et solidarité, qui reposent sur les notions d’une terre partagée, de l’inclusion et de la dignité pour tous. Ils se réfèrent aussi à la cause partagée de la préservation de la vie sur cette planète tout en affirmant la profonde diversité des façons de l’habiter.
Les « ouvertures » misent d’une part sur des pratiques s’inventant au fil de l’eau plutôt que fondées sur des certitudes – les auteurs évoquent dans ce contexte le refus catégorique de Karl Marx d’offrir une description détaillée du communisme – et de l’autre sur l’importance d’agir en tant que témoin de la crise qui s’abat déjà sur nous. Quant aux trajectoires censées inspirer cette quatrième voie, ce sont d’une part l’anticapitalisme propre à l’économie politique classique du marxisme et de l’autre les alternatives aux formes classiques de la souveraineté des mouvements indigénistes et anticolonialistes, y compris les modes de vie et systèmes de pensée alternatifs ou non-occidentaux auxquels certains d’entre eux recourent. Mann et Wainwright voient dans cette trajectoire le moyen de redéfinir de fond en comble notre relation à la terre et à la planète, plutôt que de se contenter de « verdir » notre système actuel.
On sent que ces descriptions de Climate X, assez vagues mais qui reflètent différentes formes de mobilisation fondées sur un lien fort au territoire qu’on a vu émerger au cours des dernières décennies aux quatre coins de la planète, ne sont qu’une esquisse. Les auteurs citent en exemple le mouvement zapatiste, qui a affronté l’État mexicain dans les années 1990 mais a fini par battre en retraite et se confiner aux régions reculées du Chiapas. Ils pourraient aussi citer Idle No More, le mouvement des tribus indiennes s’opposant, dans l’ouest canadien, à l’extension des infrastructures d’extraction et de transport d’énergies fossiles, ou l’engagement de communautés indigènes en Équateur contre la pollution imposée par des groupes pétroliers, ou encore le Rojava, qui a expérimenté au Kurdistan syrien des modèles d’autodétermination tournant le dos au patriarcat et aux fanatismes religieux ambiants. Si Climate X voit le jour, ce sera en combinant utopie, résistance civile et décarbonisation sur le tas, dans un foisonnement créatif dont on voit certes des exemples pointer de ci-de là, mais dont la montée en puissance et la fertilisation croisée semblent aujourd’hui improbables. La voie débouchant sur Climate X est étroite, et on peut concevoir que face à cette vision exigeante et encore passablement nébuleuse, l’on soit tenté de se rabattre sur les autres modèles en lice, qui déclinent sous différentes formes la souveraineté étatique connue.
Paradoxalement, cependant, c’est de l’actuelle montée des régimes fascistes et climato-destructeurs, voués à l’échec (même s’ils sont susceptibles d’ici-là d’infliger des dégâts considérables à la biosphère) que Climate X pourrait tirer parti pour s’affirmer comme le modèle de sauvetage collectif à créer dans l’action. En effet, ces régimes réactionnaires (ceux de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Narendra Modi par exemple) sont susceptibles de miner sérieusement, dans l’immédiat, la crédibilité des formes classiques de souveraineté, y compris le modèle du Leviathan auquel Mann et Wainwright allouent, en l’état, les meilleures chances de s’imposer. Dans un entretien au New Yorker, ils estiment que l’émergence d’une souveraineté planétaire est inéluctable à moyen terme. Face à la crise écologique et sociale qui s’aggrave, à la perspective de centaines de millions de réfugiés climatiques d’ici la moitié du siècle, et comme pour l’heure l’État-nation est un des rares outils disponibles, « on le fait en quelque sorte tournoyer aujourd’hui comme un chat mort, dans l’espoir qu’il finira par heurter quelque chose et que cela aidera ». Une métaphore qui illustre bien l’indigence actuelle de la réflexion sur les structures décisionnelles capables d’affronter la menace climatique et retentit comme un appel à tous ceux qui se piquent de prospective politique à faire preuve d’imagination.