La tradition veut qu’une chaise soit réservée au prophète Elie lors de la cérémonie de la circoncision. La pratique est ancienne. Dans le Pirqé de-Rabbi Eliezer, commentaire exégétique de la Bible datant du XVIIIe siècle mais publié pour la première fois à Istanbul en 1514, l’on apprend que ce sont les « sages » qui instituèrent la tradition de réserver une place d’honneur à Elie, « le messager de l’alliance », pour qu’il puisse être le témoin de chaque circoncision. En effet, il eut le courage de défier l’épouse du roi Achab, Jézabel qui avait incité le peuple à se détourner de l’Éternel. Pour bon nombre de croyants, Elie est bien présent durant la cérémonie. La chaise n’est donc pas vide.
Il n’en va pas de même des chaises qui sont restées vides en Europe depuis la Shoah. En cette année où l’on commémore le 75e anniversaire de cet évènement que le philosophe Vladimir Jankélévitch qualifiait de « innommable et terrifiant », de nombreux ouvrages traitent de cette absence au cœur de l’Europe. Cependant ils n’évoquent pas seulement les chaises qui resteront à jamais vides, mais aussi les survivants. En voici quelques-uns.
Simone Veil, l’aube à Birkenau de David Teboul est un livre bouleversant. Pendant plusieurs années, Teboul a recueilli les confidences de l’ex-Présidente du Parlement européen et survivante d’Auschwitz, malgré sa résistance initiale à l’entreprise de l’auteur. Ceux qui se souviennent de Veil savent qu’elle a souvent dénoncé les visions romantiques des camps que l’on retrouve à la télévision et au cinéma, que ce soit dans la minisérie américaine Holocauste, réalisée par Marvin Chomsky en 1978, ou bien dans la comédie dramatique de Roberto Benigni de 1997, La vita è bella. Simone Veil a fait l’expérience de l’horreur des camps de la mort et elle témoigne de la déshumanisation des prisonniers du fait des geôliers. Elle ne cache pas non plus qu’entre ces mêmes prisonniers régnait parfois la loi du plus fort. Dans le wagon, qui la conduisit, âgée de seulement seize ans, sa sœur Denise et sa mère Yvonne vers Auschwitz, elle fut témoin de toutes les facettes de l’humanité : « Ce que je savais déjà se confirmait : dans une telle situation, il y a ceux qui tiennent compte des autres, qui essaient de protéger les plus faibles, et il y a ceux qui cherchent à s’en tirer au mieux, quitte à piétiner les autres. Quand je dis piétiner, c’est vraiment le mot qui convient. Quelqu’un qui voulait bouger et se mettre plus à l’aise ne pouvait le faire qu’aux dépens des autres. »
Après Auschwitz aussi, Simone Veil continua à être menacée par le spectre de l’antisémitisme. Elle note que la plupart des adversaires de la loi pour l’IVG de 1975, dont elle était l’architecte, n’étaient pas antisémites, mais que « beaucoup d’antisémites ont pris le prétexte de la loi pour manifester leur antisémitisme de façon décomplexée. » Toutefois ces attaques venant de l’extrême-droite la laissait indifférente, car elles étaient prévisibles.
Ce à quoi elle ne s’attendait pas, c’était de découvrir « une certaine couleur de l’écologie, une sensibilité qui ne reculait pas devant l’amalgame », alors que le vocabulaire de l’antisémitisme s’introduisait dans les débats au Parlement européen sur l’expérimentation animale en 1993 : « La principale association qui s’est alors créée sur cette question parlait de génocide des animaux, puis d’holocauste des animaux et s’est donc mise à traiter un certain nombre de députés européens de nazis. Cela m’était très directement adressé. » Ainsi donc le témoignage de Veil est aussi un appel à la vigilance. Cela ne signifie pas que le livre ne compte pas l’un ou l’autre moment de détente. En effet, l’auteur rapporte aussi les dialogues de Simone avec certains de ses amis connus dans les camps. L’une d’entre eux, Marceline partagera avec l’auteur le plaisir des herbes interdites, tout en expliquant à l’ancienne ministre de la Santé, que « c’est moins toxique que les saloperies que tu fumes. »
Un autre livre qui mérite toute notre attention est le récit de Mikhal Dekel, Tehran Children : A Holocaust Refugee Odyssey, paru il y a quelques mois aux États-Unis. Il retrace un épisode de la Shoah que nos histoires eurocentriques obscurcissent trop souvent : le passage par l’Iran, via l’Asie centrale soviétique, d’un millier de réfugiés juifs polonais, connus en tant qu’« enfants de Téhéran ». C’est à travers l’histoire familiale que l’auteure, professeure en littérature comparée au City College de New York, découvrit cet aspect peu connu de la Shoah. Dès l’introduction, Dekel explique que « bien que je sois formée pour lire au-delà des frontières nationales, jusqu’à ce moment, je ne pouvais pas imaginer l’histoire des enfants de Téhéran dans un autre contexte que celui que j’avais intériorisé en grandissant en Israël : C’est-à-dire comme une mission de sauvetage réussie d’enfants juifs par l’Organisation sioniste mondiale. »
Or l’histoire est bien plus complexe. Fuyant la terreur nazie en partant vers l’Est, plus d’un million de Juifs polonais ont traversé l’Union soviétique. Un grand nombre d’entre eux trouvèrent refuge dans des pays à majorité musulmane. Le père de Dekel, Hannan Teitel, et sa tante Regina étaient deux de ces réfugiés. Après avoir fui la ville d’Ostrow dans l’est de la Pologne, où la famille avait prospéré en tant que brasseurs pendant des siècles, ils endurèrent d’extrêmes souffrances dans les « colonies spéciales », ces camps de travaux forcés soviétiques. Lors d’un transfert vers l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, des dizaines de milliers de personnes moururent de faim et de maladie. Alors que des organisations américaines négociaient pour fournir de l’aide aux centaines de milliers de Juifs polonais qui était en Asie centrale, le père et la tante de Dekel étaient parmi un millier d’enfants qui furent évacués vers l’Iran en 1942. En Iran même, la rencontre avec la communauté juive locale ne fut pas sans tension puisque leurs traditions étaient fort différentes.
Toutefois Dekel n’est pas la première à le noter et elle fait amplement usage des écrits de Hayyim Zeev Hirschberg, l’historien israélien et spécialiste des Juifs dans les pays islamiques, qui était lui aussi passé par l’Iran comme le père de l’auteure. Quelques mois plus tard, avec le soutien des organisations sionistes, ils allaient tous émigrer vers la Palestine mandataire en passant par l’Inde. Le livre retrace les périples de l’auteure sur les traces de son père et de ses compagnons et y mêle les souvenirs de membres de sa famille et des documents d’archives. D’un ton entraînant, le récit ne recouvre pas seulement un pan peu connu de l’histoire des Juifs polonais, mais il réinvente la géographie eurasiatique. L’ouvrage de Mikhal a le grand mérite de raconter l’épopée de quelques survivants de la Shoah tout en dédiabolisant l’Iran et ses habitants, ce qui n’est pas rien aux États-Unis. À noter, d’ailleurs, que Simone Veil souligne aussi que bien que l’on parle beaucoup d’antisémitisme dans les milieux populaires musulmans en France, c’est loin d’être son expérience. Elle raconte avoir « au contraire le sentiment d’une extraordinaire gentillesse à son égard. »
Överlevarna : Röster Från Förintelsen (Survivants : Voix de l’Holocauste) est un autre ouvrage qui frappe les esprits. Certes la langue suédoise représentera un obstacle pour bien des bibliophiles. Toutefois, ce sont les superbes portraits en noir et blanc de survivants du photographe Cato Lein et les photos d’archives familiales qui font de cette publication un ouvrage de référence, même pour les lecteurs qui ne maîtrisent pas l’idiome de Selma Lagerlöff et August Strindberg. Lein et l’auteur Bernt Hermele partent de la constatation que, 75 ans après la chute du Troisième Reich, les personnes pouvant témoigner de la Shoah sont devenues rares. Néanmoins, leurs témoignages sont d’une grande importance, car le négationnisme sous différentes formes gagne du terrain partout en Europe. Il y a trois ans donc, Hermele et Lein se sont mis à voyager à travers la Suède dans le but de recueillir les témoignages de la dernière génération de survivants. Basé sur plus de 130 interviews, leur livre est l’une des plus importantes documentations de ce type préparée en Scandinavie. Les histoires qu’ils ont récoltées sont un rappel de la plus sombre page de l’histoire européenne. Par exemple, Lore Diamant se souvient : « Les adultes parlaient de tout en présence des enfants, sans y penser. Quelqu’un s’interrogeait : « Que fallait-il faire ? Allaient-ils arrêter et tuer tous les Juifs ? » Personne ne tenait compte du fait que j’étais assise dans la même pièce en train de jouer avec mes poupées. Le soir, lorsque j’étais couchée dans mon lit et que j’entendais des pas dans la rue, je pensais qu’ils allaient venir pour me tuer. »
Les personnes interrogées dans ce livre partagent un traumatisme commun, même si leurs histoires sont multiples et dépeignent des expériences uniques. Certaines de ces expériences sont indescriptibles, et témoignent de ce que Jankélévitch, cité plus haut, appelait « l’imprescriptible ». Toutefois, comme le notent les auteurs, d’autres récits sont des témoignages de lumière et d’espoir, et expriment un désir de vivre malgré tout. Paru le 27 janvier, journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, ce livre hantant évoque autant les survivants que ceux que l’on n’a pas fini d’attendre, ceux dont la chaise restera vide.