Ce n’est pas tous les jours que parait une traduction du turc préfacée par un philosophe protestant. Il est vrai que Au soir d’une longue journée de Bilge Karasu (1930-1995) est loin d’être un livre comme les autres. Magnifiquement traduits par Alain Mascarou et Asli Aktug, les trois récits qui constituent l’ouvrage sont un rappel, comme le note Olivier Abel dans sa préface, que Karasu était « une sentinelle au bord de la société, au bord de la nuit. »
Karasu aurait pu être une icône pour la république turque. D’origine sépharade du côté paternel et grec orthodoxe du côté maternel, n’avait-il pas choisi un nom turc, semblant ainsi se soumettre volontairement à un des commandements suprêmes de la turquification ? N’avait-il pas embrassé le nouveau turc, cette novlangue purgée de ses éléments arabes et persans, telle qu’elle avait été promue par quelques apprentis-sorciers dans les laboratoires de l’Institut de la langue turque fondée en 1932 ?
Mais voilà, rien n’est jamais ce qu’il semble. Son nouveau nom étant avant tout l’expression d’une volonté d’émancipation par rapport à un père à la fois absent et pourtant trop présent. Pour ce qui est de la langue, Karasu faisait une distinction claire entre la langue de la pensée et de la littérature et le langage parlé, refusant de se soumettre au dictat des nationalistes de gauche et de droite qui désiraient voire disparaître toute distinction entre les langue écrites et parlées. Bilge Karasu était irrécupérable.
À une époque où la littérature se devait encore de « parler du pays », Karasu en redéfinissait les frontières. Celles du pays et celles de la littérature. Ainsi allait naître Au soir d’une longue journée. Entraînés au cœur de Constantinople sous l’empereur Léon III (v.680-741), déchirée par l’interdiction des peintures et des icônes religieuses, les lecteurs allaient découvrir les tourments du moine Andronikos et de son ami Ioakim, cherchant à définir leur place dans un monde en mouvement et à comprendre la signification de leur foi.
Bien que les deux premiers récits, intitulés « L’île » et « La colline », soient bien ancrés dans la Constantinople byzantine, menacée par le sectarisme religieux et la montée de l’islam, ce livre est peut-être bien l’ultime roman d’Ankara, la ville où Karasu s’établit, ayant émigré d’Istanbul âgé de 23 ans. La capitale turque est une ville qui abrite de nombreux secrets. L’hagiographie de la République aime le mythe de la petite ville de province qui devint la capitale et défia Istanbul la cosmopolite. Or les récits de voyageurs racontent une autre histoire. Dans sa Turquie d’Asie (1892), le géographe et orientaliste français Vital Cuinet (1833-1896) évoque, outre les mosquées et couvents de derviches, l’existence de « quatre églises arméno-catholiques, deux églises grecques, deux églises arméno-grégoriennes, un temple protestant, une synagogue, deux couvents arméno-catholiques dont l’un de femmes, un couvent arménien grégorien et un couvent grec orthodoxe », un rappel qu’il y eut une époque, pas si éloignée, où Andronikos et ses pairs se seraient sentis chez eux dans un Ankara cosmopolite, loin des mythes nationalistes.
À l’époque où Karasu écrivait ces récits durant les années 60, Ankara était un centre de bouillonnement intellectuel et culturel où naissait la nouvelle littérature turque. Les coups d’État de 1971 et 1980 et la répression allaient détruire l’atmosphère et les espaces où elle fleurissait. Ainsi donc, lorsqu’Andronikos se demande s’il est prêt à faire le sacrifice ultime, il pose la question fondamentale qu’ont à se poser tous les révolutionnaires : « Si je ne trouve pas en moi la force d’affronter sans peur l’idée d’être jeté en prison pour cette foi, je comprends aujourd’hui qu’en réalité je ne croyais pas aux choses auxquelles je pensais croire parce que j’y avais dressé pendant des années ma langue, mon esprit. Comment pourrais-je croire à une chose nouvelle, comment pourrais-je à nouveau me tromper, moi avec tout le monde ? » La question était d’une importance fondamentale à Constantinople au huitième siècle, tout comme elle l’était à Ankara au vingtième et l’est encore toujours. Ce n’est donc pas le fait du hasard que l’intrigue du troisième récit « Les mûriers », à première vue détachée des deux premiers, se situe à Ankara et évoque la montée du fascisme en Italie. Certes, Karasu ne fut jamais l’icône de la République, ni une de ces icônes que l’on touche et embrasse, mais il est aujourd’hui, plus que jamais, l’icône qui nous touche.