Vétéran infatigable de l’action climatique, ancien journaliste du magazine The New Yorker et auteur prolifique, l’Américain Bill McKibben a choisi dans son dernier ouvrage d’étendre le champs de ses réflexions à des sujets en apparence éloignés de celui qui l’anime depuis une trentaine d’années. Dans Falter (Défaillir), sous-titré « Has the Human Game Begun to Play Itself Out ? », il examine en détail les implications de deux technologies émergentes susceptibles selon lui d’en finir avec ce qui fait de nous des humains : l’intelligence artificielle et le design génétique.
Par « human game », il entend l’expérimentation que représente notre destinée en tant qu’espèce terrienne. Celle-ci est selon lui sérieusement compromise du fait de l’accumulation de gaz carbonique dans l’atmosphère, mais l’IA et le design génétique, si nous ne les maîtrisons pas d’urgence, peuvent lui donner le coup de grâce.
Fondateur de l’organisation 350.org et animateur des campagnes de désinvestissement des énergies fossiles « Leave it in the Ground », McKibben connaît par cœur la première de ces trois menaces et entame son ouvrage par un exposé impitoyable de la gravité des conséquences de notre addiction aux hydrocarbures. Il nous emmène dans l’« enfer » des champs d’extraction des schistes bitumineux dans la province canadienne de l’Alberta, « un vandalisme du monde naturel et humain à peine imaginable », à Delhi, où la pollution de l’air, la pire au monde, a contraint l’arbitre d’un tournoi international de cricket à interrompre les rencontres parce que les joueurs « vomissaient continuellement ».
Pourtant, ni les horreurs des complexes de l’Alberta ni les fumées de Delhi, tout horribles qu’elles sont, ne représentent en soi une menace existentielle pour la destinée humaine. Alors que les menaces d’une conflagration nucléaire mondiale et de la destruction de la couche d’ozone, deux autres risques existentiels majeurs, ont (pour l’instant) été contenues, celles liées au dérèglement climatique ne cessent de s’amplifier. Bien que nous n’en soyons qu’aux premiers stades de la transformation induite par le réchauffement, le coût qui en résulte est d’ores et déjà de 240 milliards de dollars par an pour les États-Unis, et de 1 200 milliards de dollars pour la planète, soit 1,6 pour cent du PIB mondial.
Les dégâts causés par Katrina à Porto Rico sont évalués à 90 milliards de dollars, alors que le PIB insulaire est de 100 milliards de dollars : il faudra 26 ans pour revenir à l’état qui prévalait sur l’île la veille de l’arrivée de l’ouragan. Alors que Steven Pinker, l’optimiste de service, note avec satisfaction que le problème de l’humanité est un excédent de calories, pas un déficit, l’Onu a annoncé en 2017 qu’après s’être replié pendant une décennie, le nombre d’humains en sous-alimentation chronique avait recommencé à augmenter, de 38 millions, à 815 millions, « en raison surtout d’une prolifération des conflits et de chocs liés au climat ».
McKibben nous rappelle que notre incapacité à nous affranchir des énergies fossiles est due en partie à notre propension à l’inertie, mais qu’il y a aussi des forces nocives à l’œuvre dont il considère qu’elles se livrent à « une trahison contre une planète entière ». Dès 1959, lors d’un symposium organisé par le lobby du pétrole étatsunien, l’American Petroleum Institute, le physicien Edward Teller expliquait qu’avec l’effet de serre causé par le dioxyde de carbone se concentrant dans l’atmosphère, « il existe la possibilité que les calottes glacières fondent et que le niveau des océans commence à monter ».
Certes, l’incertitude était considérablement plus élevée il y a soixante ans. Mais les connaissances allaient évoluer rapidement, devenant suffisamment solides pour qu’Exxon-Mobil et ses concurrents, Texaco, Shell, Gulf et quelques autres, créent au début des années 80 une task force chargée d’examiner le sujet, avec en point de mire, « si possible, la réduction des émissions ». Des documents internes d’Exxon révélés à l’automne 2018 démontrent que les dirigeants d’Exxon-Mobil connaissaient parfaitement à l’époque la gravité de la menace. Au moment où James Hansen, le scientifique de la Nasa, témoignait devant le Congrès en 1988 pour attirer l’attention du public sur le problème, ils se servaient de ses modèles pour prévoir comment leurs frais de forage dans l’Arctique allaient finir par baisser. Autant dire que le revirement fatal était déjà amorcé. Il allait faire des multinationales du pétrole, les plus puissantes de la planète, les organisateurs du déni et de l’ « atermoiement prédateur », selon l’expression du futuriste Alex Steffen.
Avant d’aborder les sujets de l’IA et du génie génétique, McKibben propose un détour passionnant par les fondements idéologiques du néolibéralisme, en montrant à quel point ceux-ci ont efficacement miné l’idée de solidarité – précisément celle qu’il nous faudrait aujourd’hui embrasser pour faire face aux menaces qui nous assaillent. Alan Greenspan, le futur président de la Fed, rencontre Ayn Rand, l’auteur de The Fountainhead et d’Atlas Shrugged, dans les années 1950 et rejoint son cercle consacré à l’objectivisme. On connaît ces thèses radicales (« le gouvernement est mauvais », « l’égoïsme est bon ») qui allaient devenir la vulgate de Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
McKibben montre à quel point Ayn Rand reste jusqu’à ce jour la boussole de nombreux conservateurs influents et ses romans les livres de chevet d’importants acteurs du trumpisme : un culte hyper-individualiste qui pervertit le système démocratique américain et dont se sont emparés avec délices les frères Koch et la famille Mercer, milliardaires dont l’argent a financé la création du Tea Party et les campagnes ultra-droitières des Républicains, et bien sûr le patron de presse Rupert Murdoch.
Ce contexte est utile pour comprendre comment l’intelligence artificielle et le design génétique d’êtres humains peuvent être perçus, par les tenants de l’individualisme et du marché purs et durs, comme des technologies dont l’avènement est inéluctable et qu’il convient donc de considérer comme des opportunités. McKibben réfute avec véhémence cette approche, démontrant minutieusement pourquoi elles risquent de nous déshumaniser de manière irréversible. Faute de maîtriser leur déploiement, et même si nous finissons par déployer les énergies renouvelables à grande échelle, nous risquons de nous retrouver d’ici 75 ans avec le vent et le soleil nous fournissant une énergie abondante et gratuite, mais sur « une planète salement abîmée ».
CRISPR, le ciseau magique qui permet d’intervenir sur l’ADN pratiquement comme un éditeur de texte, promet de nous débarrasser de maladies génétiques, ce qui est remarquable. Mais si son usage n’est pas sérieusement réglementé, il rend aussi possible aussi le design de bébés à la carte (« germline engineering »), une perspective contre laquelle McKibben s’élève avec force, mettant en garde contre le risque qu’il ne débouche sur une société où à l’inégalité sociale se rajouterait une inégalité génétique croissante. Pire, compte tenu des avancées progressives de la technologie, il ferait naître des générations successives d’humains condamnés à l’obsolescence et prisonniers de modifications, par nature déshumanisantes, de leur bagage génétique. Quid enfin de la recherche forcenée de l’immortalité, ouvertement embrassée par un certain nombre de milliardaires de la Silicon Valley comme Peter Thiel ?
L’intelligence artificielle et la robotisation, pour leur part, risquent de faire éclore des machines d’une efficacité redoutable qui finiront par voir les humains comme des obstacles aux objectifs que leur auront fixés leurs créateurs. Elles seront « notre dernière invention », selon les termes de James Barrat, pour qui elles « ne doivent pas nécessairement nous haïr avant de choisir d’utiliser nos molécules pour un objet autre que de nous maintenir en vie ». Le risque souvent évoqué, réel selon Bill McKibben, est donc qu’elles finissent par prendre le dessus. Nous pourrions donc, si nous embrassions pleinement ces technologies les plus récentes, « améliorer » nos enfants, vivre sans travailler, et peut-être, d’une certaine façon, vivre à jamais, « mais rien de tout cela n’est vivre, en tout cas pas au sens humain », nous met-il en garde.
Néanmoins, il n’est pas tout à fait trop tard pour peu que nous ayons « une discussion longue, profonde, engagée, impliquant tout un chacun, partout ». Le déploiement à grande échelle de l’énergie photovoltaïque, devenue très bon marché, est selon lui une des pistes susceptibles de changer la donne. En témoigne le succès de projets commerciaux d’installations de panneaux solaires au Ghana et en Côte d’Ivoire dont il décrit les succès à travers des reportages sur place.
L’autre piste dont il parle (en connaissance de cause) est la non-violence, qu’il considère comme une des grandes inventions du XXe siècle. Elle est, écrit-il, susceptible de « gagner » en défiant la force : « Nous en sommes encore au début de la courbe d’apprentissage (..), mais des gens autour du globe échangent leurs expériences ». De nombreux projets d’infrastructures destinées aux énergies fossiles ont déjà été mis en échec de par le monde grâce à la désobéissance civile, mais cette forme de résistance pourrait aussi combattre avec succès, par exemple, l’avènement du design de bébés, et ce d’autant plus que ses promoteurs n’ont pas eu le temps de créer de complexes de pouvoir comparables à celui d’Exxon.
« L’expérimentation humaine est un sport collectif », insiste Bill McKibben. Il veut y croire : ensemble, mus par la solidarité humaine, nous pouvons encore faire les choix susceptibles de contrecarrer notre propre défaillance.