« Auschwitz-Birkenau
ne se trouve pas seulement
en Pologne
mais partout
où des hommes
sont persécutés et torturés
La geôle persiste » Philomena Franz
Trop longtemps, les lecteurs francophones auront dû attendre une traduction des œuvres de Philomena Franz, l’écrivaine sinti allemande. C’est désormais chose faite, puisque les Éditions Petra à Paris viennent de faire paraître ses œuvres complètes en un volume, traduite de l’allemand par Aïka Miller, Jean-Pierre Siméon, Sidona Bauer, Albane Gellé avec la collaboration de Muriel Weiss. Paru dans la collection Méandre, dirigée par Patricia Ferré, le livre intitulé L’amour a vaincu la mort reprend les Contes tsiganes [Zigeunermärchen, 1982], les mémoires Entre amour et haine [Zwischen Liebe und Haß, 1985], le recueil de poèmes Si tu portes dans ton cœur une branche fleurie, il y aura toujours un oiseau pour venir y chanter [Tragen wir einen Blütenzweig im Herzen, wird sich immer wieder ein Singvogel darauf niederlassen, 2012] et une collection de proses et poèmes sur la culture des Roms et Sinti, Des mots : clés [Stichworte, 2016], dont sont tirés les vers cités plus haut. Il s’agit d’une occasion de découvrir l’œuvre de Franz, une figure hors du commun qui, ayant survécu aux camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, Schlieben, Ravensbrück et Oranienburg, a consacré sa vie à faire connaître la culture des Gens du voyage et reconnaître le Porajmos, le génocide rom en Europe. Il est bon de se souvenir ici, comme le rappelle Henriette Asséo dans sa postface, que jusque dans les années 70, la République fédérale allemande refusa de rendre aux Tsiganes allemands leur nationalité et de reconnaître le caractère racial de la persécution dont ils furent les victimes sous le joug national-socialiste. Même si bien des choses ont changé depuis en Allemagne, les enquêtes du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et du Comité européen contre le racisme et l’intolérance (Ecri) indiquent que les Roms et les Gens du voyage continuent à subir les conséquences « d’un antitsiganisme persistant et répandu », partout sur le continent. L’antitsiganisme est une forme spécifique de racisme alimentée par des préjugés et de stéréotypes qui sont à l’origine de diverses formes de discrimination, notamment la ségrégation scolaire et la sédentarisation forcée, ainsi que de crimes de haine.
Le livre de Philomena Franz n’est pas le seul ouvrage des Éditions Petra qui permet de s’informer au sujet des cultures et sociétés tsiganes européennes. Ainsi la collection Romané Chavé, dirigée par Alain Reyniers, publie de études en français liées à l’anthropologie, à l’histoire, à la sociologie et à la géographie sociale. Les travaux publiés portent sur les populations tsiganes et apparentées (Roms, Manouches, Sinti, Gitans, Yéniches, Gens du Voyage, etc.) vivant en France, en Europe et ailleurs dans le monde. Il s’agit d’un projet éditorial engagé puisqu’il a pour but d’enrichir la connaissance sur ces populations et aussi de promouvoir leur reconnaissance concitoyenne. Ainsi Le voyage manouche, c’est ma vie, le fascinant témoignage de Gika, une manouche d’Auvergne « née au bord de la route », recueilli par Clara et Carriot, est un expression exemplaire de cette volonté de concilier rigueur scientifique et engagement humaniste. Accordant un grand respect à la parole recueillie, le livre permet d’entendre des voix que l’on n’entend que trop rarement. De même, le travail de Martin Olivera, La tradition de l’intégration est une étude ethnologique des Roms Gabori de Transylvanie qui observe son sujet bien loin du misérabilisme et de l’exotisme qui souvent caractérisent les discours sur les Roms du sud-ouest européen.
Dans la collection Textes en contexte, dirigée par la sociolinguiste et réalisatrice Cécile Canut, chez le même éditeur, l’on retrouve d’autres ouvrages d’intérêt dans ce contexte. Ainsi La vie d’une femme rom (tsigane), de Stefka Stefanova Nikolova, traduit du bulgare par Cécile Canut avec la collaboration de Janeta Maspero et Maria Atanassova, est un recueil de textes souvent autobiographiques et de nouvelles ayant pour sujet la vie dans le quartier de Nadejda, à la périphérie de Sliven, dans le sud-est de la Bulgarie. Ce quartier, en fait un ghetto qui coupe les Roms du reste de la ville et les isole, regroupent plus de 20 000 personnes vivant dans une pauvreté abjecte qui, à l’image du chômage, n’a cessé d’augmenter depuis 1989. Néanmoins ce dur témoignage est aussi une célébration du pouvoir de l’écriture : « Je ne suis pas poète –je ne suis pas écrivain, mais ce qui me manque beaucoup c’est de ne pouvoir écrire – là est mon tourment (après je me sens heureuse). Depuis le jour où je me suis mise à écrire – moi j’en éprouve un si grand désir – j’ai désormais quelque quiétude à l’âme. » L’on conseillera également la lecture de Mise en scène des Roms de Bulgarie : Petites manipulations médiatiques ordinaires de Cécile Canut avec Gueorgui Jetchev et Stefka Stefanova Nikolova, une étude passionnante qui décrypte la représentation médiatique des Roms en Bulgarie et, surtout, reproduit les propos et réactions de femmes roms, y compris Stefka Stefanova Nikolova, face à ses représentations.
En donnant la parole à des femmes roms, tous ces livres permettent aux lecteurs de découvrir et commencer à comprendre des aspects de la culture européenne souvent obscurcis. En effet, l’Europe sera plurielle ou elle ne sera pas. Comme le déclarait Romani Rose, le président du Conseil central des Sinti et Roms allemands (Zentralrat der deutschen Sinti und Roma), lors des cérémonies de commémoration du 60e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 2005 : « La vision de la maison européenne ne peut devenir réalité que si les États de l’Europe perçoivent les minorités nationales des Sinti et des Roms comme faisant partie de leurs sociétés et de leur propre histoire. »