Il fut un temps où les trompettes faisaient trempette dans l’Alzette. C’était avant-hier, autant dire une éternité. Loftleidir, qui n’était pas encore Icelandair nous transportait régulièrement au septième ciel en assurant la liaison transatlantique la moins chère de l’époque. La ligne New-York-Findel faisait alors de Clausen et du Grund les faubourgs de Manhattan et de l’Alzette un affluent du Mississippi. En ces temps-là, le gratin de la musique américaine commença ou termina ses tournées européennes au Melusina qui, du coup, se retrouva, autour de minuit, on the sunny side of the street. Luxembourg se prenait alors pour la capitale européenne du jazz.
Il est vrai que le jazz est à la musique ce que les faubourgs sont à la ville et ce que la psychanalyse est à la médecine. C’est là, à la lisière, que l’être humain trouve son âme et son essence et qu’il se fait chanter ses quatre vérités en fouillant les poubelles de ses histoires.
C’est là que j’ai vécu mon plus grand moment de jazz, lors de ce mémorable concert de l’immense Charlie Mingus, colosse de la contrebasse dont les grincheux continuent d’affirmer qu’il tirait des sons faux, comme si le jazz pouvait produire de fausses notes. Des notes bleues tout au plus, qui dénotent comme une note en bas de page, une fausse note qui est loin cependant de n’être qu’une Fousnout au grand chapitre de la musique. Pendant l’entracte de ce concert, je me retrouvais, soudainement, côte à côte avec la bête et nous nous soulagions tous les deux dans l’Alzette. Je me prenais alors pour un de ces matelots que chanta Brel, pissant dans les étoiles, pissant dans les flots qui devinrent la voie lactée où étincelaient soudain toutes les étoiles que voyait défiler le jazzclubluxembourg et qui brillaient comme Art Blakey et Johnny Griffin, qui braillaient comme Archie Shepp et Mike Westbrook, qui rayonnaient comme Sam Rivers et Harry « Sweets » Edison.
La cigarette n’était pas encore bannie des salles, et leur fumée fut du plus bel effet sur les photos de Ray Clément, abonné aux premières loges avec sa caméra qui rythmait les séances autant que la contrebasse de Sam Jones ou de Niels-Henning Orsted Pedersen, NHOP, pour les intimes et les initiés. Le Danois, fauché à l’âge de 58 ans par une impitoyable crise cardiaque, joua avec les plus grands et pour les plus grands, c’est-à-dire nous, le public du Melusina. L’alcool n’était plus banni comme du temps de la prohibition à Chicago, et il coulait à flots dans les verres du public comme dans les veines des musiciens. Je me souviens ainsi de ce moment d’émotion et de frayeur quand le grand Dexter Gordon essaya tant bien que mal de s’accrocher à son saxo pour ne pas perdre l’équilibre, avant d’en tirer un solo plus sublime que le meilleur des whiskies. Chet Baker, divin, exquis, à l’esprit aussi fragile que le son de sa trompette, un soir, n’arriva ni à chanter, ni à jouer. Héroïne, alcool, les deux à la fois ? Allez savoir. Toujours est-il qu’il s’est magnifiquement rattrapé lors d’un concert qu’il donna avec, à la batterie, Jacqueline Pelzer, la fille de son père Jacques, pharmacien et saxophoniste à Liège où il fonda un autre club de jazz réputé avant de tirer bien trop tôt sa révérence. Au piano, le subtil Michel Grailler, prince qu’on sort au piano de Dame Jacqueline, et à la contrebasse, si je me souviens bien, Ricardo del Fra, l’ami et complice de toujours.
L’amitié et la complicité étaient d’ailleurs les mamelles du succès de ce club, fondé par le regretté Marc Weber, toujours bien secondé par l’inoxydable Guy Fonck. Autre moment de légende : quand l’immense Dollar Brand, qui ne s’appela pas encore Ibrahim Abdullah, faillit mettre le feu à la salle en allumant en illuminé une bougie qu’il voulut messagère de Dieu. Comme si sa musique en elle-même ne suffisait pas à nous faire croire sinon en, du moins à Dieu, tout athées que nous sommes. Nés dans les églises du Mississipi comme dans les bordels de la Nouvelle-Orléans, le djazz n’a jamais arrêté de frayer avec Dieu et le diable, même si les chanteurs de gospel refusaient parfois de perdre leur âme en jouant du blues profane qui parle trop de labeur, de femmes et d’alcool.
Mais le jazz est aussi une musique aristocratique avec le roi Oliver et ses fifres, le comte Basie et son big band, le duc Ellington et son orchestre, qui préféra se produire, noblesse oblige, au château de Wiltz, dans ce festival au même nom, un temps béni, qui exila, lors des innombrables jours de pluie, Errol Garner et Oscar Peterson dans le hall sportif, où ils donnèrent de joyeux concerts dans un triste endroit, alors que la divine Dee Dee Bridgewater avait plus de chance, elle qui pouvait en plein air dialoguer avec les avions comme jadis la grande Ella avec les cigales à Nice … et à Echternach où elle a failli rencontrer le génial clown Dizzie Gillespie en personne. Le déclin de Wiltz précéda celui d’Echternach et coïncida avec celui de Miles Davis, qui y donna, un soir d’orage, encore, son chant de cygne. Le même Miles qui confia un jour à Francis Marmande du Monde : « Un musicien, qu’il soit blanc, noir ou bleu à pois roses, je m’en fous. Le tout, c’est qu’il joue bien. Et surtout, qu’il ne joue pas un million de notes, mais simplement les plus nécessaires, les plus belles. »
Aujourd’hui, les faubourgs, comme dans la chanson, n’ont plus l’air des faubourgs, ils n’ont que l’air d’aujourd’hui. Tout au plus sont-ils devenus de tristes banlieues, des excroissances métastatiques de la ville. Helminger, le bâtisseur, a défiguré le site, et ceux que hier on n’appelait pas encore les bobos, sont remplacés aujourd’hui par de vrais bourgeois : les cadres qui se croient supérieurs dînent au Cercle Munster, alors que les HNWI bossent chez Amazon, à moins que ce ne soient les mêmes, c’est-à-dire Jojo, Pierre et moi qui plus « ça devient vieux, plus ça devient… ». Hélas, la banlieue n’est pas un bon lieu de culture, alors que les faubourgs étaient bien des bouillons de culture !
Et pourtant, il m’arrive que certains soirs, quand je longe les berges, revenant de quelque concert de Neimënster, contemplant toutes ces Autumn leaves, j’entende, du fond de l’Alzette, dialoguer la trompette de Chet avec la clope de Malou et la queue de Melusine qui frappe le rythme comme jadis ce cher Daniel Humair taquina ses cymbales. L’histoire finit-elle alors en queue de poisson pour les afficionados qui venaient hier s’encanailler au Melusina et reviennent aujourd’hui se ravitailler au Jazz and Blues Festival ? Quant aux musiciens de jazz, ils se produisent aujourd’hui à la Philharmonie, quand l’Orchestre Philharmonique se plaît à jouer à la Kinnekswiss. Apollon reconnaîtra les siens. Mais il est vrai aussi que le vrai relais est pris aujourd’hui Op der Schmelz à Dudelange, à condition toutefois que l’esprit et l’initiative de Danielle Ignitti survivent à la retraite de la passionaria.
Le jazz ne se meurt pas, il est bien trop pressé, trop libre et en moins d’un siècle il a rattrapé, non pas son passé, mais la musique classique pour se fondre avec elle dans la musique contemporaine. Ah, le concert d’Antony Braxton aux temps bénis du Melusina ! Son free jazz contemporain était tellement libre lors de cette soirée en novembre 1979 qu’il confondait l’impératif et l’adjectif. Au Melusina, les novembre n’étaient jamais misty, à l’instar de ce concert de
Jackie Terrasson que nous poursuivions, avec l’artiste, jusqu’à pas d’heure dans sa cellule de l’abbaye voisine. À propos d’abbaye : n’est-ce pas là que tout avait commencé, il y a plus de 300 ans, à Leipzig, avec la fougue et les fugues hors des sentiers battus d’un certain Jean-Sébastien, dont les cantates à la gloire du Seigneur étaient déjà des gospels ?