J’ai rencontré le théâtre à l’âge de 17 ans, sur une presqu’île. L’énoncé a quelque chose d’exotique, mais il faut se figurer l’avant : une enfance et une adolescence où la culture se résume à celle des vignes et les mercredis après-midis au cinéma art et essai de Reims, bien mal nommé l’Opéra et aujourd’hui disparu. À 17 ans, donc, je comptais davantage sur l’image pour me bousculer que sur l’art vivant, probablement échaudée par le caractère irascible de l’autoproclamé metteur en scène qui nous dirigeait au club théâtre du lycée. Parfaitement décidée à percer les mystères de la narration, du sens d’une caméra portée à l’épaule et de cette transe dans laquelle me plongeaient certains acteurs et actrices, je suis arrivée sur la presqu’île du Saulcy, le campus universitaire de Metz, un matin d’automne. Un lendemain de vendanges.
Histoire du théâtre. De la danse. Du cinéma. Pratique de la vidéo. Analyse de séquences. Et au milieu de ces intitulés prometteurs de la filière Arts du Spectacle, l’UE Jeu d’acteur. Cette Unité d’Enseignement nous faisait sortir des amphis, traverser le terre-plein, nous exiler entre la bibliothèque et la présidence : le cours avait lieu au Théâtre du Saulcy. Ce bâtiment aux lignes symétriques qui semblait jouer à cache-cache derrière les arbres. Le hall lui, se dévoilait impudiquement derrière de grandes baies vitrées, offrant au regard des chaises empilées dans un coin, des traces indélébiles de verres de vin sur le comptoir, des escaliers qui menaient ici et là, un couloir, ces affiches et ces flyers de la saison passée : il y avait eu de la vie ici, et pas qu’un peu. Puis très vite, rentrer dans le cube noir. Plancher, murs, plafond : du noir. Et dans ce calfeutrement, commencer à chercher. Échauffer sa voix, son corps, le sentir ancré sur ces lattes ébène. Au fil des mois, des années, nous, étudiants, nous étions totalement appropriés ces quelques mètres carrés d’utopie, recréant un monde, une maison ouverte sur l’Autre.
Nous y avons fondé une compagnie, nous y avons perpétué le festival du TUM, ce Théâtre Universitaire de Metz, alors hyperactif. Outre le soutien logistique et financier du service culturel pour « monter des projets » selon la formule consacrée, cette association ouvrait grand les portes du théâtre aux pièces étudiantes lors de l’Actor’s café, où l’émulation et l’ivresse d’être ensemble nous tenaient lieu d’oreiller. J’interroge Charlotte Mozzi-Fleurant, ancienne co-présidente du TUM et camarade de cette promo fiévreuse : « C’est l’endroit où je suis devenue adulte, j’ai pris des responsabilités, pris confiance. Et en même temps, c’était une période festive et hyper libre. Signer des chèques, diriger une équipe et, trouver des amitiés puissantes… ». Le théâtre du Saulcy nous a appris la passion. Nous avons pu y voir, le reste de la saison, dans la « vraie salle » les spectacles, du théâtre ou de la danse, proposés à tous les publics. Pour facilement, ensuite, rencontrer les metteur.es en scène et, en ajoutant des traces au comptoir, interroger le geste, éclaircir une intention et finalement, dire l’émotion. Se mélangeait alors un public d’étudiants, d’enseignants, de passionnés du verbe, de curieux.
Cette fébrilité et cette mixité, l’endroit la cherche, la provoque depuis vingt ans. Bâti sur le lieu même d’une ancienne caserne militaire qui donna ses murs au premier Théâtre Populaire de Lorraine (qui fut contraint à l’exil thionvillois suite à une féroce brouille des directeurs avec la dame-patronnesse du Républicain Lorrain, Marguerite Puhl-Demange, se privant ainsi des faveurs de la mairie dirigée par l’empereur Rausch), le théâtre du Saulcy, après avoir fait table rase du passé, vécut sa première saison en 1998. Dès le départ, Alain Billon, l’ancien directeur, en partenariat avec Gérard Nauroy, le doyen d’alors, assume une ligne éditoriale très claire : il s’agit de créer, de diffuser et de défendre les écritures contemporaines, aussi bien dans le texte que dans la mise en scène. Tout est mis en œuvre pour ouvrir l’esprit : la programmation, mêlant théâtre et danse, peu effrayée par la forme expérimentale, s’est toujours enrichie de soirées de débats et de rencontres, surtout lorsqu’il s’agit de compagnies en résidence ou, selon le terme utilisé jusqu’à la dernière saison, d’artiste associé.
Un ancrage local et contemporain qui se traduit, en 2010 par une nouvelle dénomination : le théâtre prend le nom d’Espace Bernard-Marie Koltès. En honorant le dramaturge messin, la maison appelle à remettre l’auteur.e au cœur du dispositif théâtral. Mieux encore, en 2012, sous l’impulsion d’Alain Billon et son équipe, l’EBMK devient Scène conventionnée pour l’écriture contemporaine. Ce prestigieux partenariat, émis par le ministère de la Culture, permet au théâtre de pérenniser sa démarche, d’exister fièrement aux côtés de la Manufacture de Nancy et le Nest (anciennement TPL), à Thionville, tous les deux Centres dramatiques nationaux. L’objectif de faire rayonner le théâtre au-delà du campus semble avoir été largement atteint. Mieux, le théâtre participe depuis plusieurs saisons au projet transfrontalier de la Grande Région, Textes sans frontières. Ce cycle de mise en voix, qui mettra cette année les auteurs grecs à l’honneur, mélangera comédiens et metteur.es en scène français et luxembourgeois, qui se retrouveront pour répéter à la Kufa d’Esch-sur-Alzette avant de se produire, entre autres, au Centaure, dans les universités de Belval, Nancy ou Metz.
Pourtant, entre la Cité musicale (Arsenal, Boîte à musique/Bam et Les trinitaires) et la venue du Centre Pompidou, le théâtre du Saulcy – Espace BMK a longtemps été le parent pauvre du service culturel de la ville. Il a fallu attendre la fin du règne de Jean-Marie Rausch, maire de 1971 à 2008, pour retrouver un partenariat financier stable avec la ville, assortie d’une prise de conscience collective autour de cette Maison fragile, qui offre, interroge et forme. Aujourd’hui, à rebours d’une politique culturelle française toujours plus incertaine, inquiétante, Metz semble redoubler d’attention en faisant également participer la Communauté d’agglomération aux subventions de ce théâtre dans la Cité.
L’expression, plaçant donc le citoyen au cœur même du dispositif, est choisie avec soin par Alain
Billon et repris avec une certaine fougue par Lee Fou Messica, la nouvelle directrice artistique de l’établissement. Nommée en avril dernier, elle fut à la tête du théâtre parisien Les Déchargeurs pendant 27 ans. Production, diffusion, mise en scène, administration ou communication, elle maîtrise la création d’un spectacle dans toutes ses étapes. Outre un voyage en Avignon, elle a passé le printemps et l’été à rencontrer les auteur.es, metteur.es en scènes et compagnies de Metz et de la région pour échanger. Et si le nom diffère, d’artiste associé on revient à artiste ou compagnie en résidence, la place accordée à la création locale est toujours assurée. À la rentrée, un appel sera lancé pour choisir trois compagnies sur deux ans. C’est Nadège Coste, également ancienne camarade de cette promotion arrivée en 2001 et passée par la direction du TUM, qui fait le lien entre passé et futur, louant les risques pris par Alain Billon et très confiante envers Lee Fou Messica. Sa prochaine création, Fissures, écrit par Fabien Arca avec la collaboration de collégiens, sera montrée au printemps, des rencontres, dont une répétition publique, sont déjà prévues cet automne-hiver.
Car la nouvelle directrice se donne le temps, cette année, de concevoir deux programmations, parlant ainsi de demi-saisons. Et une fois passé le week-end d’ouverture (18, 19 et 20 octobre), mêlant fête, projection, représentations et rencontres, les spectacles s’enchaîneront, accompagnés de bords de scène (échanges avec le public), ateliers ou conférences. Certains ont parfois déjà été proposés aux Déchargeurs comme Batman contre Robespierre d’Alexandre Markoff, et Clouée au sol de George Brant et mis en scène par Gilles David, ou a été un coup de cœur de la nouvelle directrice, comme Artefact, à mi-chemin entre la représentation et l’installation, conceptualisé par Joris Mathieu et inspiré par une machine. Ce spectacle sera l’occasion d’un grand débat autour du libre arbitre, qui, avec la famille, est le moteur thématique de cette riche demi-saison. Le Saulcy accueillera également mi-novembre sa quatrième « biennale Koltès », dont le thème des Écritures de l’exil ne pourrait pas être davantage d’actualité.
Finalement, si la direction a changé, la mission reste intacte : ouvrir les portes, creuser et faire apprivoiser le geste artistique. Lee Fou Messica a mis en mots cette vision en proposant un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps et articulé en 4 « Fabriques ». Celle du lien, qui propose par exemple les rencontres et les projections pour approfondir l’expérience du propos. Celle des spectacles avec, nous l’avons vu, l’accueil de compagnies en résidence, ainsi que la participation d’un collège d’experts et de citoyens volontaires pour accompagner la réflexion et la programmation. Celle du savoir, qui convoquera le prétexte artistique pour parler de la science, à moins que ce ne soit le contraire. Puis, enfin, celle des spectateurs, en proposant aux curieux de suivre une création, de l’écriture aux dernières répétitions, en réalisant un carnet de bord.
Quant aux étudiants fiévreux, l’EBMK, sa salle noire, son comptoir et ses escaliers n’ont pas fini d’être leurs : outre les rencontres, les ateliers ou master class qui n’attendent qu’eux, leurs travaux seront inclus dans la programmation sous la dénomination Levers de rideau : des formes courtes présentées avant certains spectacles. Et en mai, à nouveau, le théâtre universitaire reprendra possession des lieux pour le festival désormais connu sous l’appellation Tumulte. Le Saulcy restera bien encore ma presqu’île intranquille.