La clé J’ai rencontré Antoine de Galbert une fois, sur Arte en 2016, dans une fiction filmée par Jean Rochefort (on peut retrouver C’est incongru, vous ne trouvez pas ?, diffusé dans l’émission « Square Artiste » sur Youtube). Une histoire délicieusement improbable entre un cordonnier, plus porté sur les chaussures de femmes et leurs propriétaires que sur l’art contemporain, et un collectionneur et mécène, qui ouvrit la Fondation Antoine-de-Galbert voici quatorze ans, boulevard de la Bastille. L’ancien galeriste, qui acquit beaucoup, beaucoup de pièces en utilisant sa part d’héritage d’une famille d’industriels de l’agro-alimentaire, a fait profiter les visiteurs de ce qu’il faut bien appeler le meilleur de l’art contemporain (ce terme est utilisé ici pour désigner l’art actuel), moderne (l’art du XXe siècle) et intemporel (antropomorphique) de collectionnes privées.
De 2004 à aujourd’hui, les expositions n’ont jamais été éreintées ou même critiquées ou alors peut-être seulement juste égratignées par des journalistes culturels qui savent pourtant se montrer féroces. Dans l’historiette de Jean Rochefort, Antoine de Galbert donc – un homme, peu bavard, au regard presque indifférent ou simplement un peu lunaire – apportait lui aussi des chaussures à resemmeller et oubliait une clé, une vraie grosse clé, étiquetée « Maison rouge ». Une fois son rideau de fer baissé, intrigué autant par ce mystérieux «Sésame ouvre toi » que par la mine du client, qui était revenu une deuxième fois avec une seule chaussure, le cordonnier se mettait en route dans le Paris nocturne et finisait par trouver la Maison rouge grâce à sa rougeoyante enseigne au néon.
La porte – coulissante – tout d’abord restait close, puis s’ouvrait et le cordonnier, inquiet mais curieux entrait, visitait l’expositoin du moment, Fatum, l’air un peu goguenard de celui qui est peu habitué à voir ce qu’il voyait. Les dessins au crayon de Jérôme Zonder, il faut le dire, font partie des plus dérangeants que j’ai vus moi aussi ces dernières année, avec, à notre époque de politiquement correct, ces enfants dans des situations de violence provoquée ou subie et le dessin agrandi de la petite photo prise depuis le four crématoire d’Auschwitz, des femmes hongroises, nues, dans le petit bois de bouleaux. Le cordonnier devise aussi à une table de la petite cafétéria sur un mode surréalistes avec une jeune femme (« je suis d’origine norvégienne », dit la blondinette), qui tient à la main une bouteille d’eau (rouge), et pour finir, ressort. Antoine de Galbert l’attend sur le trottoit et lui offre de garder la clé.
Y aller Aller à la Maison rouge, c’était quelque chose ! Moi aussi, j’en ai cherché le chemin. Je ne me souviens plus de la première fois. Mais de toutes les fois après, pour voir, tant que faire se peut, chaque exposition. Car, comme beaucoup de gens, par le truchement du bouche à oreille et quelques articles qui donnaient envie dans les journaux, je retrouvais le chemin de la Maison rouge encore et encore.
Sortant du métro Bastille, s’ensuivait une longue marche à pied le long du boulevard du même nom. Une allée ingrate, dans ce vieux quartier industrieux le long du port de l’Arsenal, où les péniches habitées ont remplacé les bateaux et leur cargaison de marchandises. On passait devant des façades disparates, sans grâce : quelques magasins de robinetterie pour salles de bain, des parqueteries survivent là, un centre religieux ésotérique s’est installé, l’immeuble chic de la RMN (Réunion des musées nationaux) récemment, flambant neuf et un peu prétentieux. Quelques cafés où parfois j’ai bu en terrasse après avoir vu une exposition, ont profité de la soif des visiteurs de la Maison rouge. Mais aucun n’a viré au style clinquant de ceux de la Place de la Bastille. Récemment, je suis devenue plus paresseuse. J’avais retenu la proximité du métro quai de la Rapée plus proche, dans un no man’s land à forte odeur d’urine, pas encore nettoyé par les urbanistes du Paris uniformisé.
Fétiche Si ce n’est par oubli, je n’ai jamais gardé de manière ostentatoire, collée sur ma chemise, la petite étiquette qu’on vous donnait en guise de ticket d’entrée. Un « m » et un « r » fusionnés, rouge flashy sur fond violet. J’étais, et le public de la Maison rouge, sans qu’on ait à se montrer ce signe de reconnaissance de l’entre soi, des invités d’Antoine de Galbert, une décennie et demie durant, qui partagea avec nous le meilleur des arts plastiques.
Les expositions avaient à voir avec ce qui nous occupe tous, consciemment ou pas : la vie, la mort, le temps qui passe, l’inexpliqué ou l’inexplicable peut-être, le beau, le surprenant, les associations d’idées et de choses, l’ésotérique, l’obsessionnel, le manque, et cetera. Ce n’était jamais futile, clinquant, de mauvais goût. La Maison rouge fermera en octobre. Je n’ai pas gardé la petite vignette non plus cette dernière fois, en souvenir. Il m’a par contre semblé que les visiteurs de la dernière exposition, L’envol, ou le rêve de voler, étaient encore plus attentifs que d’habitude et aussi silencieux que moi. Leur, mon fétichisme, c’était se concentrer sur ce qu’ils voyaient et en profiter à plein, encore une fois. Eux et moi, en parcourant les anciens espaces de la petite usine devenue salles d’exposition autour de la maison peinte en rouge, on était conscients qu’on était en train de perdre un privilège…
Pour toujours Je ne me souviens plus quand j’ai vu « ma » première exposition à La Maison rouge. La présente évocation n’est d’ailleurs pas faite pour ça. Pour se souvenir, on pourra retrouver l’ensemble des expositions de 2004 à aujourd’hui, qui ont été montrées au rythme de trois à six par an sur le site Internet de La Maison rouge (rubrique « Archive ») ou, acheter encore à la librairie, qui va fermer aussi, pour les feuilleter plus tard chez soi, les catalogues qui ont accompagné les expositions. On pourra aussi taper « La maison rouge » ou « Antoine de Galbert » dans le moteur de recherche du Monde (par exemple) et lire une floppée d’articles ou écouter les cinq entretiens que France Culture (émission « À voix nue ») lui a consacré, en podcast. C’est à écouter hors du temps, comme les battements de cœur que j’ai enregistrés à l’exposition Les archives du cœur de Christian Boltanski, conservées désormais sur une île au large du Japon.
Ētre un collectionneur J’aimais beaucoup m’asseoir dans le petit espace clos de la Maison rouge, à regarder des films d’artistes entourée de la collection de coiffés du Brésil et d’Afrique d’Antoine de Galbert. Je crois que ce sont les premiers objets qu’il a collectionnés. Je sais aussi que je me suis dit en voyant la collection Walther (Après Éden), que j’aurais voulu avoir celle-là, intégralement. Etre une collectionneuse moi aussi, comme David Walsh (Théâtre du Monde) et Giuliana et Tommmaso Setari (Retour à l’intime). Cette envie là ne m’a jamais prise à Venise au Palazzo Grassi et à la Douane de Mer. Parce qu’Antoine de Galbert est un collectionneur mais pas un faiseur d’artistes et surtout de leur cote sur le marché de l’art.
Quelques souvenirs sensibles J’ai aimé les artistes « de l’art brut », qui ont été montrés à la Maison rouge (Henry Darger, Louis Soutter, Eugen Gabritschevsky entre autres). Antoine de Galbert a donné à la production de ces hôtels d’asiles d’aliénés (j’utilise à dessein le terme de l’histoire hospitalière), un statut que la classification de l’histoire de l’art ne s’autorise pas.
C’est au même titre que j’ai aimé Hélène Delprat et ses œuvres déjantées (I did it my Way), transposition libre d’une immense culture livresque, visuelle. Et je me souviens, parmi les dernières expositions – mais ce n’est pas seulement parce qu’elle est encore proche dans le temps que je m’en souviens aussi bien – que Marin Karmitz a montré, à travers des photographies de sa collection du terrible XXe siècle, avec ses exactions, ses déviances, sa violence, que L’Étrange résident (titre de l’exposition) aimait quand même l’humanité. Ce qui va très bien aussi me semble-t-il à Antoine de Galbert, d’après ce qu’il en a donné à voir à la Maison rouge. Je dis, merci.