Il y a trois ans presque, lors de la journée de rentrée de l’Université du Luxembourg, jour où les étudiants investissaient pour la première fois le nouveau campus de Belval, l’ancienne maire d’Esch-sur-Alzette prononça un petit discours de bienvenue dans le grand amphithéâtre du sous-sol de la Maison du Savoir – ce bâtiment gigantesque encastré dans une grille en acier et en forme de croix asymétrique, centre névralgique du campus avec les salles de classe et les auditoires – devant une assemblée de professeurs, de chercheurs et d’étudiants, qui (le discours) se termina par des mots très emblématiques censées exhorter les cohortes de nouveaux-venus à « profiter de ce qu’il y a sur le site de Belval, comme le cinéma, les restaurants, les magasins ».
D’un côté, cette fin de discours cachait mal l’angoisse des responsables communaux qui espéraient qu’avec les quelque 8 000 étudiants et académiciens réunis, le site de Belval, avec ses ruines industrielles côtoyant quelques blocs de nouveaux immeubles d’habitation, allait enfin connaître l’envol consumériste qui, les dernières années, lui avait fait défaut. Nombre d’espaces du centre commercial de Belval Plaza étaient restés vides bien trop longtemps, tout comme les salles de cinéma. On espérait que de nouveaux restaurants allaient bientôt compléter et diversifier l’offre très menue au niveau restauration – jusqu’à présent, l’Urban, Rockhal Café, le Buffalo Grill, deux pizzerias et un chinois, en contrebas, en face de la future bibliothèque universitaire, se partageaient tous les clients (avant tout des fonctionnaires des administrations prenant leur déjeuner de midi).
D’un autre côté, ces mots explicitaient très bien ce à quoi notre monde est encore et toujours réduit, la condition sine qua non de son fonctionnement (même à l’endroit où l’on enseigne aux jeunes les outils nécessaires pour voir au-delà des slogans à trois balles des agences de pub) : à la dépense de fric. Même les temples érigés à la connaissance, à l’étude, à l’esprit critique, sont subjugués aux besoins du marché. Il n’était donc pas surprenant non plus, une fois que la vie universitaire avait repris son cours, qu’on était régulièrement évincé de sa salle de cours, parce que celle-ci avait été mise à disposition à une entreprise privée, la plupart du temps une banque, qui y présentait des débouchés de travail. D’autres fois, ladite banque n’occupait même pas une salle de classe, mais le couloir entre les salles de classe, avec des tables hautes et des hôtesses souriantes en tailleur impeccable, un badge interchangeable autour du cou avec toujours les mêmes acronymes (ING, BGL, etc.), qui distribuaient des stylos et des documents qui expliquaient comment bien demander et puis rembourser un crédit bancaire. On assistait à une véritable désacralisation des couloirs de l’Université, commandée par le désir de rentabiliser au mieux un des rares lieux qui est censé être un tant soit peu protégé des turpitudes néolibérales (et encore, on ne peut pas dire ça de toutes les facultés de l’Université de Luxembourg : vous avez peut-être déjà entendu parler du nouveau Master in Space, Communication and Media Law, qui, en gros, forme des étudiants en « space laws », c’est-à-dire ce droit qui détermine à qui appartient le gros rocher flottant dans l’espace dont une boîte privée compte extraire des minéraux dans les années à venir).
Alors qu’on avait été en droit d’espérer, avec l’ouverture de ce campus flambant neuf qui, vu l’ambiance morose des universités publiques de par l’Europe qui voient leurs moyens rétrécir comme une peau de chagrin, causait pas mal de jalousies auprès de confrères qu’on accueillait le temps d’un colloque et qui ne finissaient pas de s’étonner de ce que chaque salle de classe comportait un gigantesque écran plat et trois murs couverts de white board sur lesquels on pouvait écrire, que les auditoires étaient équipés de technologies sophistiquées, ou qu’il n’y avait jamais de pénuries de papier pour les photocopieuses, oui, on avait été en droit d’espérer que la présence de l’Université et de ses cohortes de têtes chercheuses, allait transformer tout le site de Belval en un véritable lieu de culture (les conditions y sont : ambiance postindustrielle décalée, grands et petits espaces à disposition, hall des soufflantes, concerts à gogo). On s’attendait donc à l’ouverture prochaine d’au moins une librairie (et de préférence non pas dans le centre commercial, mais au pied d’une des tours universitaires, où on ne voit que des locaux inusités), où les étudiants auraient pu avoir accès à tous les livres théoriques et d’essai, voire à tous les œuvres classiques de la littérature d’ici et d’ailleurs dont ils auraient eu besoin en cours. Qui sait, on aurait peut-être même pu y organiser des présentations de livres. Au lieu de cela, la librairie Diderich (dont on ne peut d’habitude que louer l’engagement et le courage) a ouvert un magasin de matériel de bureau à côté du Saturn, dans le centre commercial Plaza, qui a rapidement dû fermer boutique, vu son loyer trop élevé et faute de clients.
On s’attendait également à une rangée de bars et de restaurants peu cher, vu la clientèle : des « shacks », des « whole-in-the-wall », comme on dit, de petits endroits sympas, avec des fauteuils ou des tables en bois, où il fait bon bouquiner autour d’un cappuccino ou d’une blanche, où (soyons fous) auraient pu être organisées des lectures, ou de petits concerts, par des jeunes (car, oui, le nombre d’étudiants musiciens ou d’étudiants qui écrivent des textes est très élevé, mais ils n’en font souvent pas grand-chose, faute d’endroit qui les y encouragerait, où ils seraient entre égaux).
Ou bien on s’attendait à de petits recoins de street-food élégants, où on sert des plats frais en-dessous de dix euros, au pire un gentil bistrot avec quelques classiques de brasserie. Au lieu de cela, on a vu se multiplier les enseignes plus ou moins « fast » de Burgers, toutes plus ou moins identiques et à des prix pas vraiment décents. Comme si on voulait dire : les étudiants, de toute façon, ça ne bouffe que de la merde. Autant leur en fournir à grosses pelletés. Récemment, il y avait une mince lueur d’espoir, avec l’ouverture d’un restaurant japonais : un Ramenshop, se disait-on, comme dans les grandes villes. Mais l’euphorie était vite dissipée par un écriteau « high end japanese cuisine » : si l’on y sert en effet des Ramen (un bouillon avec des nouilles, un œuf, deux tranches de porc, peut-être quelques légumes), un bol coûte la modeste somme de 25 euros.
D’autres choses auxquelles on aurait pu s’attendre, de lieux de repos aux lieux d’art (d’exposition, de performance, une réplique de la Sandkaul de Walferdange, que sais-je) pour les étudiants, ont été promises, et peut-être que l’ouverture prochaine d’un nouveau bâtiment entre la Maison du Savoir et la Maison des Sciences humaines qui ressemble à un vaisseau spatial, vu sa taille, et qui est entièrement dépourvu de fenêtres, pourra y remédier, mais cela reste à voir. Jusqu’à ce jour, les étudiants vont continuer à faire ce qu’ils font depuis trois ans, à savoir : venir en cours, la plupart du temps en voiture, puis, après leurs cours, payer leur ticket de parking et retourner à Luxembourg, pour boire un verre avec des amis, ou bien rentrer chez eux. Le campus universitaire est culturellement moribond.
Le site de Belval ressemble donc de plus en plus à ce que l’anthropologue Marc Augé nomme un non-lieu1, c’est-à-dire un espace qui ne peut se définir « ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » (quoique histoire il y a, à cet endroit), un espace interchangeable où l’être humain reste anonyme, comme les halls d’aéroport auxquels les couloirs de la Maison du Savoir font toujours penser. Dans ces espaces, l’homme ne vit pas, il ne se les approprie pas, il entretient plutôt avec eux une relation de consommation et c’est tout.
Cependant, on sait que tout le site est en expansion. Il faudra attendre 2030, apparemment, pour le voir au complet, avec de nouveaux immeubles de résidence, notamment sur le parking Square Mile (on ne veut même pas s’imaginer le chaos de voitures qu’aura pour conséquence la disparition de ce parking, surtout le soir de concerts dans la grande salle de la Rockhal), et de nouveaux espaces de restauration qui, peut-être, ne suivront pas tous la maxime typiquement luxembourgeoise du « plus c’est cher, mieux c’est » (well d’Lëtzebuerger hunn et jo) et feront un peu barrage à l’uniformisation générale. Le danger de Belval, comme celui de tous ces quartiers « all inclusive » que les promoteurs semblent tant aimer ces derniers temps (voir Gasperich ou bien le projet horrifiant du Infinity Luxembourg au Kirchberg) est celui d’une ville monotone, aux espaces de consommation toujours identiques et donc sans identité et sans culture, où l’apparent surplus de confort (tout est à portée de mains) n’a d’égal que l’emprisonnement de l’habitant qui y vit. On est en train de créer un véritable paradoxe anthropologique : des espaces où l’homme vit sans y vivre vraiment. Où il peut passer de son appartement (identique à tous les autres appartements) au magasin de fringues ou au Golden Bean en bas de chez lui, puis remonter regarder la télé avec sa nouvelle chemise et son gobelet en carton rempli de café. Belval en est de ceux-là (malgré la gentillesse infatigable du barbu qui prépare les cafés au Golden Bean, à qui il faut ici rendre hommage). Un véritable non-lieu de culture. Espérons que Esch 2022 sera capable de changer la donne.