« Now, I am become Death, the destroyer of worlds » − c’est avec ces mots, repris de l’écrit hindou Bhagavad-Gita, que le « père de la bombe atomique », Julius Robert Oppenheimer, qualifiera le pouvoir destructif de son invention dans le film documentaire The Decision to Drop the Bomb, édité en 1965, vingt ans après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Cette formulation, forte non seulement par son contenu, mais aussi par le fait que c’est Oppenheimer lui-même qui la cite, sert de fond d’écran à l’exposition Some people laughed, some people cried, most people were silent de Karolina Markiewicz, Pascal Piron et Eric Schockmel, montrée actuellement au Neimënster et au projet Philoktet dans lequel s’inscrit l’exposition (voir la critique de Sarah Elkaïm ci-contre).
La collaboration entre Karolina Markiewicz et Pascal Piron s’est concrétisée en 2013, quand Markiewicz, entre autres metteure-en-scène, critique d’art et membre de l’Aica, a invité Piron, alors connu notamment pour ses peintures critiques mettant en question les images digitales et leur influence sur l’individu, à exposer au Kiosk (Everybody should have the right to die in an expensive car). Depuis, ils ont travaillé ensemble sur des projets centrés sur l’individu, sur ses craintes et sur sa relation avec la société, comme les films documentaires Les Formidables ou Mos Stellarium, dans lesquels de jeunes réfugiés racontent la fuite de leur pays natal et leur trajet pour arriver au Luxembourg. D’autre part, Karolina Markiewicz et Pascal Piron se sont fait remarquer par des initiatives culturelles originales flairant l’air du temps – globalisation, partage du savoir via Internet et interdisciplinarité –, comme la plateforme kulturstruktur.com qui regroupe des interviews avec des acteurs culturels internationaux.
Pour le projet Philoktet, ils coopèrent avec Eric Schockmel, jeune créateur qui s’intéresse de près aux thèmes socio-politiques et qui est surtout connu pour ses animations thématisant les systèmes sociaux et les interrelations complexes entre différents organismes (artificiels et/ou naturels) et leur environnement. L’exposition au Neimënster fera une seconde station au Cape en novembre, alors que Philoktet culminera dans une réadaptation de la pièce de théâtre éponyme de l’auteur allemand Heiner Müller. Ce dernier s’est inspiré lui-même de la pièce Philoctète de Sophocle et a utilisé l’image de la conquête de la cité de Troie comme symbole de la révolution socialiste et comme critique au stalinisme. Philoctète constitue avec Ulysse et Neoptolème, le fils d’Achille, les seuls acteurs de la pièce.
Le Philoktet des trois créateurs luxembourgeois combine lui aussi mythologie et critique sociale et met le focus sur la responsabilité de l’individu face à son entourage, en se servant de la personnalité ambiguë d’Oppenheimer. Ancien directeur du laboratoire de Los Alamos, où a été développée sous le nom de Manhattan Project la première bombe atomique, Oppenheimer reconsidère et finira par regretter l’arme de destruction massive. Dans l’exposition au Neimënster, sept grandes peintures montrent une explosion nucléaire, la beauté des couleurs contrastant avec la violence du sujet dépeint. Une vidéo plus sombre présente, quant à elle, des passages en noir-et-blanc de l’interview filmique qu’Oppenheimer a donné en 1965 (et où il prononce également la fameuse phrase : « A few people laughed, a few people cried, most people were silent ») et les met en relation avec le prologue et des extraits de texte du Philoktet de Müller.
Dans la deuxième salle voutée de l’ancienne abbaye, le spectateur est confronté à deux grandes peintures murales, exécutées à la craie blanche (dont l’une constitue le portrait d’Oppenheimer entouré de formules mathématiques et l’autre un cœur humain entouré du prologue du Philoktet), deux vitrines « vides » et des affiches froissées représentant des plans d’une bombe et des images d’une explosion nucléaire. Aux affiches s’ajoutent des phrases extraites de la pièce de théâtre : « kein Platz für Tugend hier und keine Zeit jetzt, frag nach den Göttern nicht, mit Menschen lebst du, bei Göttern, wenn die Zeit ist, lern es anders ». En se penchant sur les vitrines, on peut distinguer deux petits mots gravés dans les plaques de cuivre en constituant le fond : « Trinitite » et « Troja ». Si le dernier mot renvoie à la mythologie et au combat idéalisé, « Trinitite » renvoie à « Trinity », le nom de code du premier test nucléaire dans le désert du New Mexico en 1945, trois semaines avant les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, et désigne le verre qui s’est formé de façon artificielle par cristallisation du sable lors de l’explosion. Aujourd’hui, 70 ans après le bombardement, on estime que les deux bombes auraient causé la mort entre 110 000 et 250 000 personnes (si on prend en compte les victimes de cancers et d’autres pathologies y relatives).
Le thème traité par Karolina Markiewicz, Pascal Piron et Eric Schockmel est sensible ; l’histoire que les trois créateurs tissent autour de lui se veut encore plus complexe, en combinant différents répertoires et périodes. L’exposition incite le spectateur à faire un tour dans l’histoire (lointaine et récente) afin de comprendre que l’individu, ses actions et ses gestes peuvent avoir des conséquences néfastes sur le monde entier. Face à des catastrophes nucléaires, des guerres idéologiques, des attaques terroristes ou des menaces atomiques, il importe que des projets artistiques, à l’instar de Philoktet, choquent, plaisent, fassent rire ou invitent à une réaction, mais surtout ne laissent pas indifférent et silencieux.