À la galerie Nosbaum [&] Reding s’est déroulée vendredi dernier la première de l’adaptation de la nouvelle Nipple Jesus de Nick Hornby. Connu surtout pour ses œuvres Fever Pitch, High Fidelity et About a Boy, qui ont toutes été adaptées à l’écran, Hornby livre avec Nipple Jesus une satire sur l’art contemporain. Écrite en 2002, elle a été mise en scène pour un public luxembourgeois par Marion Rothaar. Traduit dans le patois local par Jean-Michel Treinen pour l’acteur Serge Tonnar, cette nouvelle prend vie en trois dimensions, in situ, au lieu de rester lettre morte imprimée dans un bouquin.
Dave est videur dans une boîte de nuit avant de changer de boulot pour devenir gardien dans une galerie d’art contemporain. Sa spécialité : il fait un mètre quatre-vingt et pèse quatre-vingt dix kilos. Sa mission : protéger une œuvre d’art, un tableau qui dépeint à première vue un sujet archi classique, un bon vieux Jésus souffrant, couronné d’épines. En opérant un gros plan sur l’œuvre, Dave découvre que ce tableau est composé d’une centaine de seins féminins, découpés dans des magazines porno. Choqué au premier abord, Dave apprend avec le temps à regarder ce tableau d’une autre façon, et par conséquent à l’aimer, tout comme l’artiste Martha qui l’a créée. Il le défend devant ses détracteurs catholiques qui réclament la destruction de cette œuvre scandaleuse, avant de se sentir lui-même trompé par l’artiste en question. Muté dans une autre salle, il ne protège maintenant plus qu’un oignon à côté d’un couteau sur un socle en bois. Ça le choque moins, ce qui fait qu’il se pose moins de questions, la routine s’installe de nouveau et son récit peut commencer.
Une fois que le public est rentré dans la salle et a eu le temps de contempler les quelques toiles médiocres qui sont accrochées aux murs, Dave a déjà effectué sa première ronde. Il fixe le public d’un air sévère et intimide avec quelques mots un jeune spectateur. Il sort de nouveau et revient, cette fois-ci en claquant la porte d’entrée derrière lui. Intrigué par une installation en plein milieu de la salle, une dizaine de bancs en bois retournés, les pieds en l’air, Dave fait attention à ce que personne ne touche à l’œuvre.
Ce readymade qui fait sourire devient en cours de route un moyen pour s’asseoir au moment même où le public veut écouter attentivement cette longue tirade d’un esprit simple et sincère qui déblatère dans un vocabulaire acerbe ses opinions sur l’art contemporain, ceux qui le font, et les gens qui le regardent. Le public aide le gardien à retourner les bancs, tout le monde prend place et créé un espace scénique pour Dave qui continue à sortir vanne après vanne. Une mise en scène simple et efficace de Rothhaar qui passe d’une configuration d’une galerie d’art contemporain à un espace théâtral sans jamais installer une frontalité. Le regard du public se focalise sur cette silhouette imposante qu’est Tonnar, avec son crâne rasé et sa boucle d’oreille, ses bagues impressionnantes et son tatouage de mauvais goût, en parfait contraste avec l’uniforme impeccable et le talky walky qu’il porte à sa ceinture. Que ce soit sur son rapport au travail (il aurait préféré être Tiger Woods ou Lakshmi Mittal que videur au White), la relation avec sa femme (qu’il trouve belle de loin, tout comme le tableau qu’il a appris à aimer), Dave touche dans sa déambulation à travers cette galerie par sa sincérité crue et sa naïveté qui lui fait enfanter des vérités.
Le cocktail Molotov luxembourgeois créé par Treinen s’écarte légèrement de la nouvelle pour rendre le texte d’actualité pour un public luxembourgeois. Le scandale que provoque le Jésus à base de tétons fait référence à la polémique suscitée autour de la Cloaca No 5 de Wim Delvoie ou encore la Lady Rosa de Sanja Ivekovic. En 2007, cette gëlle Fra enceinte aux inscriptions provocantes a déchainé des nationalismes incompréhensibles qui ont mis à mal la liberté d’expression qui nous est pourtant tous si chère. Mais ce sont des expressions luxembourgeoises plus prosaïques comme sech Bullen zillen, des dénominations comme een zougekokstenen Flipi, ou encore en onhygienescht Fierkel, qui ne sont que quelques échantillons d’une recette langagière qui prend tout son sens quand ses mots résonnent dans un haut lieu de la culture. Campé par Serge Tonnar, ce personnage au slang luxembourgeois va droit au cœur. Parce que pour le temps d’une soirée, l’art contemporain n’est plus ce mystère cérébral duquel il faut se garder de dire ce qu’on en pense de peur qu’on ne soit jugé, mais un art à découvrir de façon ludique, humaine et simple.
Et si un personnage comme Treinen poursuivait sur cette voie en écrivant de nouveau des pièces en luxembourgeois avec autant d’énergie qu’il a adapté cette nouvelle anglaise ? Dans ce style très terre à terre, qui prend le spectateur lambda là où ça fait mal tout en le faisant rire, le trio Rothhaar-Tonnar-Treinen a réussi à saisir la substantifique moelle de ce qui transforme le complexe d’infériorité luxembourgeois en force incontournable. Une catharsis acide, un divertissement intelligent, une capacité de pointer du doigt ce qui ne va pas sans accusation frontale, et par dessus tout le choix de ne pas trop se prendre au sérieux comme le font si souvent nos grands voisins.