Dans Corps expéditionnaire, paru aux éditions phi, Hélène Tyrtoff nous fait voyager de Moscou à Marseille avec les soldats russes qui, en 1916, sont allés combattre les Prussiens aux côtés de l’armée française. Ce périple à travers la Russie et la Chine vers Marseille, en passant par la Canal de Suez, est un changement de décor perpétuel que l’écriture d’Hélène Tyrtoff rend avec une vivacité admirable. Les paysages vus à travers les vitres embuées d’un train défilent comme les images d’un film qui parle d’un temps heureux, mais révolu. En 1916, tous ces soldats savent évidemment ce qui les attend sur le front. Comme du bétail, ils sont acheminés vers l’abattoir, et ainsi le temps dans Corps expéditionnaire est amputé du futur. Le passé suscite la nostalgie et le présent échappe à la compréhension. Il s’agit donc de corps expédiés vers la mort par l’orgueil des peuples. Et chacun de ces corps a une parole, un vécu, une mémoire. Hélène Tyrtoff essaie de les extirper au silence de l’oubli en leur prêtant sa parole. Ces corps restés muets jusqu’ici, sont aussi expédiés à travers le temps grâce à l’écriture qui rend son corps au souvenir, à la mémoire.
Ces soldats russes envoyés par milliers à la grande boucherie de 14-18, le lecteur peut se les imaginer comme ces personnages de William Faulkner dont Jean-Paul Sartre disait qu’ils sont assis à l’arrière d’une voiture en regardant par la vitre de derrière le paysage qui s’enfuit et qu’ils ne peuvent saisir. Des humains pris dans l’engrenage de la folie destructrice d’une époque dont une traînée de sang constitue le fil rouge qui relie les décennies. Mais la guerre, comme dans Vers le phare de Virginia Woolf, est absente. Entre les deux parties du livre, Moscou/Marseille et Salonique, il y a neuf photos qui relatent cet immense mouvement de troupes vers l’ouest. La guerre semble échapper à toute volonté de la décrire et de la cerner dans son essence. Elle est un abîme noir, insondable, c’est elle qui fait du temps dans Corps expéditionnaire ce reducto absurdum dont parle Faulkner dans Le Bruit et la fureur.
Hélène Tyrtoff ne nous parle donc pas de l’héroïsme des soldats, ni des grandes batailles, mais, dans un premier temps, de ce voyage au bout de la nuit vers les innombrables champs de bataille qui meurtrissent le sol européen. La deuxième partie de Corps expéditionnaire, Salonique, essaie de rendre compte de cette expérience à travers le prisme d’un soldat qui a vu « la nuit ». Toutes les émotions que suscite un voyage dont l’issue est pour le moins incertaine, éclatent le long des rails du Transsibérien et sur les mers que traversent ces hommes « l’honneur en boule dans la gorge ». L’écriture d’Hélène Tyrtoff n’est jamais fausse, le ton est toujours juste, qu’il s’agisse de voix masculines ou féminines. Le discernement psychologique paraît si réaliste que le lecteur peut effectivement avoir le sentiment de remonter dans le temps. André, cet officier stationné à Thessalonique à la fin de la guerre, est certes apte au combat, mais il a été rendu inapte à l’amour.
Ce trou noir au milieu de Corps expéditionnaire a donc modifié les corps. D’un état d’appréhension et de peur, ils s’enfoncent dans l’incompréhension et la stupeur. Comme dans L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway, la guerre continue encore à opérer et à affecter les corps après la signature des traités de paix. La pitié prend la place de l’amour, mais cette dernière est un agent de destruction au moins aussi redoutable que la guerre. Le dénuement s’aggrave donc, le sens même échappe aux survivants. C’est la question de la possibilité du témoignage que pose aussi Hélène Tyrtoff. Adorno s’interrogeait sur la possibilité de la poésie après les camps de concentration. Depuis, quelques écrivains ont essayé de relever le défi, d’arracher phrase par phrase, vers par vers du terrain au ravage.
Hélène Tyrtoff peut être considérée comme un de ces écrivains qui est parti sur les traces de la destruction afin de rétablir le sens dans ces événements par le biais d’une parole authentiquement poétique qui opère en sourdine, c’est-à-dire que cette parole déblaie les pans d’incompréhension qui ont tendance à recouvrir les événements majeurs de l’histoire.