L’avis du Conseil d’État du 18 juillet 2013 est important. Il est important non pas par sa réponse. Celle-ci – disons-le immédiatement – est inexacte, infondée (« mauvaise ») du point de vue du droit, et ce à plusieurs égards. Ce point doit de prime abord être souligné, en particu-lier à l’égard de tous les non-juristes parmi les citoyens luxembourgeois qui risquent d’en tirer les mauvaises conclusions. Mal fondé, l’avis du Conseil d’État jette toutefois – de façon involontaire – une lumière crue sur l’état de la Consti-tution luxembourgeoise, et c’est en cela qu’il est important. Au moment où il est (aussi) question de dépoussiérer le texte de la Constitution de 1868, l’avis révèle des déficiences fondamentales non seulement du texte (actuel et futur) de la Constitution, mais aussi du concept de Consti-tution, de la « théorie » des méthodes d’inter-prétation de la Constitution et de la justice constitutionnelle au Luxembourg.
Dans l’actuel imbroglio, il n’est pas aisé pour un citoyen de se forger une opinion objective propre. Face à l’avis du Conseil d’État, les non-juristes, disons même : les non-spécialistes du droit constitutionnel pourraient, non sans bonnes raisons apparentes, être tentés de raisonner comme suit. Voilà le Conseil d’État, considéré d’habitude comme le « gardien de la Constitution » – en vérité, il n’est qu’un gardien parmi d’autres, ne serait-ce que parce qu’il y a la Cour constitutionnelle –, qui rend un « avis » sous-entendu : « juridique » (le Conseil d’État est présenté très souvent comme un acteur « juridique »1), donc un avis fondé en droit, et non un avis fondé sur d’éventuelles préférences ou volontés politiques, idéologiques, etc. Dans cet avis, le Conseil d’État affirme, en termes nets et fracassants – le monde politique a été outré ! –, qu’« un arrêté grand-ducal dissolvant avec effet différé la Chambre des députés ne serait pas compatible avec l’esprit de la Constitution, ni avec la coutume constitutionnelle qui s’est forgée à travers l’histoire » (§ 40 de l’avis2). Le Conseil d’État va même plus loin : même une dissolution à effet immédiat serait inconstitutionnelle puisque, selon lui, au vu des événements récents, il est impossible « de conclure indubitablement à l’existence d’un conflit » (§ 27). Selon le Conseil, le grand-duc ne peut dissoudre la Chambre que suite à une crise, crise qui doit satisfaire trois critères : 1. un « conflit grave et irréversible » (§ 27, 29) ; 2. un conflit « entre la Chambre des députés et le gouvernement » (§ 25) ; 3. un conflit exprimé dans un « acte formel » (vote de non-confiance et/ou démission du gouvernement ; § 27), acte formel qui manque en l’espèce.
Or, que s’est-il passé en pratique ? À peine l’avis connu, quasiment tous les partis politiques ont exigé de passer outre cet avis et ont demandé au grand-duc de dissoudre la Chambre des députés, de surcroît avec effet différé. Après, il faut croire, certaines hésitations initiales, le grand-duc s’est exécuté.
Au vu de ces événements, notre citoyen luxembourgeois non-juriste ne serait-t-il pas tenté d’en conclure – et ce ne serait pas du populisme, si vite identifié et dénigré par les élites politiques – qu’une fois de plus les politiques ne tiennent pas compte du droit (traduire : violent le droit, ici la Constitution !) ? Voilà l’État de droit à nouveau dans de beaux draps ! Henri de Nassau n’a-t-il pas commis/n’a-t-il pas été poussé à commettre une inconstitutionnalité ? N’aurait-il pas dû – à juste titre cette fois-ci – opposer un veto, un refus, à cette demande de dissolution présentée, au nom du gouvernement, par J.C. Juncker ?3 Autrement dit : se pose ici aussi, à nouveau, la question délicate des pouvoirs du grand-duc. Car, si le Conseil d’État a raison, l’actuelle dissolution constitue une violation de la Constitution. Qui pourrait s’y opposer ? Le chef d’État ? Il ne l’a pas fait (à supposer qu’il en ait eu le droit). Un juge ? Non plus. La Cour constitutionnelle ne peut être saisie, et c’est un défaut majeur de l’actuelle Constitution. On pourrait penser au juge administratif qui peut être saisi des arrêtés grand-ducaux. Mais il est probable que, s’il était saisi, le tribunal administratif arguerait que l’arrêté grand-ducal de dissolution est un acte non pas « administratif » (justiciable), mais « politique » (un acte de gouvernement, qui, lui, est non-justiciable). La violation resterait donc sans réplique. Mais, y a-t-il eu violation ?
Quelles sont les règles constitutionnelles actuelles relatives à la dissolution de la Chambre des députés ? Pour répondre à cette question, il faut préalablement délimiter cette source du droit qu’est la Constitution. Avant de trouver le contenu de la Constitution, il faut savoir où regarder, où chercher. Il faut avoir identifié le contenant ou les contenants si « la » Constitution est constituée, en vérité, de plusieurs sources. Bref, il faut avoir un concept de « Constitution », je précise : en droit luxembourgeois (la définition de la Constitution n’est pas identique partout). Or, c’est là qu’apparaît immédiatement un certain flou dans l’avis du Conseil d’État qui, dès le §2, annonce de façon obscure qu’il va analyser la question « dans un contexte constitutionnel et institutionnel plus large ». Plus large que quoi ? L’avis ne le précise pas. Plus large que la Constitution ? Or l’avis est censé être un avis juridique ; le critère doit être la Constitution, toute la Constitution et rien que la Constitution. Plus large que le texte de la Constitution ? C’est cette option que retient le Conseil d’État, puisqu’il évoque, outre la « lettre » de la Constitution, « l’esprit » de la Constitution et, au-delà encore, la « coutume constitutionnelle ». Plus large que le droit luxembourgeois ? La question se pose car, ainsi qu’on le verra, le Conseil d’État a cherché le sens du droit luxembourgeois en… Belgique.
Ce qui ressort ainsi, de prime abord, est que le texte de la Constitution est relégué. Parfois, il est même ignoré par le Conseil d’État. En tout cas, il n’est pas le tout de la Constitution luxembourgeoise. Détail révélateur, et étrange : à l’inverse d’autres articles, l’article 74 du texte de la Constitution luxembourgeoise – qui est l’article premier, central, quoique non exclusif, pour la présente problématique – n’est jamais cité in extenso par le Conseil. Il n’est pas non plus décortiqué. Le lapsus n’est pas innocent. Il permet au Conseil de brouiller, dès le départ, les pistes. Voici l’article 74 : « Le Grand-Duc peut dissoudre la Chambre. Il est procédé à de nouvelles élections dans les trois mois au plus tard de la dissolution ». On conviendra que cette disposition, lue isolément, laisse une très grande marge de manœuvre au grand-duc. Il n’y est pas fait référence aux types de situation dans lesquels une dissolution pourrait avoir lieu (le prérequis d’une crise n’est pas mentionné). L’énoncé du texte ne dit pas non plus à quel moment (immédiat ou différé ?) la dissolution doit entrer en vigueur. Or cette idée de très grande liberté du monarque, qui est le point de départ du raisonnement, est occultée, sous-éclairée dans l’avis.
Le texte de la Constitution de 1868 ne se limite toutefois pas à l’article 74, même si celui-ci est le seul à en parler directement. D’autres normes constitutionnelles viennent s’y ajouter et restreindre cette très grande liberté du grand-duc. Mais lesquelles ? Le Conseil d’État (§§ 3-7) ajoute les articles 51 (le principe de la « démocratie parlementaire »), 45 (l’exigence du contreseing ministériel) et 56 (la durée de cinq ans du mandat parlementaire). Il omet toutefois de mentionner l’article 1er (« Le Grand-duché de Luxembourg est un État démocratique »). La nuance entre l’article 1er (« démocratique ») et l’article 51 (démocratie « parlementaire ») est fine, mais importante. Le Conseil d’État déduit de l’article 51 l’idée, curieuse4, que la dissolution est une atteinte au parlement et donc à la « démocratie parlementaire », ce qui l’amène à considérer que la dissolution est une « exception au régime normal », qui « doit être traitée dans un sens restrictif ». Comme dit l’adage : exceptio est strictissimae interpretationis. Donc : méfiance ! À l’inverse, l’article 1er n’identifie pas la démocratie au seul parlement, mais l’étend, implicitement, aux droits et prérogatives du peuple lui-même. À la lumière de l’article 1er, la dissolution apparaît comme un instrument bénéfique qui donne le dernier mot aux électeurs, le cas échéant au détriment des élus. Überspitzt ausgedrückt : la dissolution est, selon l’article 1er, pro-démocratique, selon l’article 51 (tel qu’interprété par le Conseil d’État) anti-démocratique. Or, selon le Conseil d’État (§ 30), c’est l’article 51 – pourquoi l’article 51 ? – qui définit « l’esprit » de la Constitution. Par ce terme quelque peu obscur de « l’esprit », le lecteur doit entendre une « interprétation systématique » du texte. Tel article ne doit pas être lu isolément, il doit être combiné avec les autres articles du texte, avec – je précise – tous les autres articles. Un juriste doit, en effet, appliquer toute la Constitution, et pas seulement une partie. Or, le Conseil d’État, lui, ignore l’article 1er.
Après cette analyse rapide et incomplète du texte de la Constitution luxembourgeoise, où, à rebours de tous les usages scientifiques, le Conseil n’a cité aucun ouvrage de la doctrine luxembourgeoise excepté le sien, le Conseil d’État se tourne vers une autre source. Il opère en effet (§§ 8-12) un détour consistant à chercher le sens des normes applicables (article 74 de la Constitution luxembourgeoise) en droit belge. « En matière de dissolution de la Chambre des députés, le régime constitutionnel luxembourgeois est calqué sur celui de la Constitution belge d’avant la modification que celle-ci a subie en 1993 » (§8). À croire que ce qui vaut en droit belge « avant 1993 » (mais à quelle date exacte : en 1831, en 1848, en 1894, en 1921, en 1954, en 1992 ? cela n’est pas précisé) vaut automatiquement en droit luxembourgeois. L’un serait la copie (le décalque) de l’autre. Or, les énoncés de l’article 74 et de l’ancien article belge 71 sont, certes, proches, mais non identiques. Les deux textes globaux dans lesquels ils s’insèrent ne sont pas non plus identiques. Et même si ces textes l’étaient, cela n’obligerait pas les juristes luxembourgeois de suivre l’interprétation des juristes belges. En science juridique, il est admis qu’un même texte peut être soumis à des méthodes d’interprétation différentes.
Le juriste luxembourgeois peut s’inspirer du raisonnement belge, comme d’ailleurs de tout autre droit étranger, mais il n’est pas obligé de le suivre. C’est lui qui a le pouvoir, la responsabilité et l’obligation (cf. obligation de motivation !) de définir, de façon autonome, sa méthode d’interprétation et d’argumenter en raison pourquoi il faut retenir telle méthode plutôt que telle autre. Le droit étranger est, au mieux, un argument en raison, mais jamais un précédent formellement obligatoire. Le Luxembourg n’est pas une dépendance juridique de la Belgique.
Cette autonomie du juriste luxembourgeois est du reste présente dans l’avis, mais de façon cachée. Le Conseil fait, sans le dire, du pick & choose au sein du droit belge. Il invoque le droit belge ancien, d’avant 1993. Or il cite surtout des professeurs belges qui ont écrit sur le droit belge d’après 1993. Parmi les auteurs anciens, le Conseil ne cite que G. Beltjens et J. Velu, ignorant tous les autres. Au sein de l’écrit de Beltjens, il opère à nouveau, sans le dire, un choix. Il retient du droit belge d’alors – et donc, par ricochet, pour le droit luxembourgeois – la norme selon laquelle le droit de dissolution ne peut intervenir qu’en cas de crise. Le monarque (en Belgique/au Luxembourg) ne peut pas, un beau matin, de sa propre initiative, dissoudre le parlement. Pour arriver à cette conclusion, fallait-il passer par le droit belge ? Non. Il aurait suffi de lire et creuser l’article 1er du texte de la Constitution luxembourgeoise, article hélas ignoré… Selon la doctrine belge du XIXe siècle, même en cas de crise, le roi des Belges pouvait refuser une dissolution demandée par le gouvernement. Cette interprétation de l’article 71, indiquée par Beltjens, est pourtant escamotée par le Conseil d’État. Pourquoi ? Faut-il penser que le Conseil ne retient, dans le droit belge (sur lequel, je rappelle, « le droit luxembourgeois est calqué »), que ce qui « l’arrange » ? En tout cas, sans prévenir le lecteur, le Conseil fait, selon un critère obscur, un tri parmi les normes belges. Tout ce détour par le droit belge est peu convaincant ; mené à la hussarde, il manque de rigueur et de réflexion méthodologique.
Après l’interlude belge, le Conseil d’État en revient au droit luxembourgeois pour ajouter aux normes déjà accumulées une source de droit constitutionnel supplémentaire : la coutume constitutionnelle. De façon tranchée, il affirme : « La dissolution que prévoit la Constitution luxembourgeoise est, dans la coutume constitutionnelle, du type de la dissolution-remède » (§13). L’invocation de la coutume soulève deux questions délicates.
La première porte sur le principe de cette source. En vertu de quoi, le Conseil d’État est-il autorisé à affirmer que la coutume est, à égalité avec le texte de 1868, une source du droit constitutionnel luxembourgeois ? Cette thèse n’est point justifiée, alors même qu’elle est hautement problématique. Il est à noter que, selon le Conseil, une norme constitutionnelle coutumière peut contredire une norme constitutionnelle écrite. L’avis ne le dit pas expressis verbis, mais l’implique. L’avis suggère que le texte et la coutume vont dans le même sens. Or c’est faux. Le texte (article 74, lu à la lumière des autres articles) accorde au grand-duc un pouvoir discrétionnaire encore relativement étendu (par exemple : la liberté de définir la date d’effet de la dissolution ne lui est retranchée par aucun article). Or, la coutume vient ajouter de nouvelles restrictions à ce pouvoir : elle retranche en particulier, selon le Conseil, cette liberté de différer la dissolution. La coutume contredit donc l’article 74. Or, pour qu’elle puisse contredire le texte, la coutume doit être de même rang hiérarchique et plus récente (si elle était inférieure au texte, elle serait en l’espèce contraire au texte, donc inconstitutionnelle). La thèse de la validité d’une coutume contra legem est pour le moins osée dans un pays dit « à droit (constitutionnel) écrit ». Sur quoi peut se fonder le Conseil pour affirmer telle thèse ? Sur un point aussi fondamental, et iconoclaste, il faudrait à tout le moins un large consensus des acteurs du système juridique. Or, même Paul Schmit5, qui se fait le défenseur de la coutume en matière constitutionnelle, ne va pas jusqu’à admettre une coutume contra legem. Et le commentaire de la Constitution édité par le Conseil d’État n’en dit mot6.
Même à supposer que la coutume soit une source équivalente au texte de la Constitution (ce qui est fort douteux), se pose une seconde question. Quel en serait le contenu ? Comment est-il possible d’en connaître et, surtout, prouver l’existence ? Cette preuve a-t-elle été apportée en l’espèce ? La réponse est : non. L’avis du Conseil d’État révèle, en fait, une méconnaissance du concept de coutume. Une coutume doit être distinguée d’un simple usage. La plupart d’entre nous, lorsque nous prenons notre voiture, écoutons la radio. C’est une habitude. Mais, bien sûr, il ne viendrait à l’esprit de personne – ni à vous conducteur, ni à un observateur externe qui étudierait votre comportement – d’affirmer, tout à coup, au vu de cette seule constatation empirique de l’habitude, que vous êtes obligés d’écouter la radio. Certes, dans le passé, vous n’avez pas utilisé votre liberté de ne pas écouter la radio, mais il ne découle pas de ce non-usage que vous avez implicitement renoncé à cette liberté. L’usage, en l’espèce, n’est qu’un usage ; ce n’est pas une coutume. La différence entre les deux est simple : l’usage se définit par la répétition d’une même conduite. La coutume, elle, se définit par deux critères : un usage à quoi s’ajoute – élément crucial, spécifique, d’ordre psychologique – l’existence d’une « opinio juris ». « Opinio juris » veut dire : les acteurs sociaux eux-mêmes sont convaincus, dans leur esprit, que cet usage du passé doit être respecté. Comme si, un jour, vous vous seriez dit : je dois écouter la radio. L’observateur externe (le juriste) doit constater si cette idée d’obligation existe, ou non ; ce n’est pas à lui de créer ou d’alléguer cette opinio juris, sans quoi il réduirait arbitrairement la liberté des acteurs. Il ne serait plus observateur, mais législateur.
Qu’en est-il à présent de l’avis du Conseil d’État ? Celui-ci est déficient d’abord sur le plan du premier critère de la coutume (l’usage). Il faut prouver, de façon objective, que la même conduite s’est répétée de façon continue. Le Conseil cite six événements. Or, celui de 1856 doit être écarté car il ne concernait pas une dissolution. Celui de 1968 doit être écarté car il s’agissait d’une dissolution automatique opérée en vertu de l’article 114 (et non en vertu de l’article 74). Le lien de l’événement de 1867 avec la présente problématique n’est pas clair car il n’y a pas eu de dissolution. Restent alors trois dates : 1915, 1925, 1958. Or, s’il est vrai que la dissolution de 1958 et, peut-être, celle de 1925 peuvent être rangées dans la catégorie des dissolutions-remède, celle de 1915 est une dissolution-sanction, voire une dissolution forcée (le monarque veut obtenir une chambre docile à ses propres vues). Donc, à rebours de ce qu’affirme le Conseil, l’usage n’est pas constant. Cela ressort d’autant plus si l’on ajoute deux autres dates que le Conseil n’a pas mentionnées : les dissolutions (curieuses) de 2004 et de 20097 qui ont été tout sauf des dissolutions-remède. La « démonstration » du Conseil est encore plus déficiente (car inexistante) sur le plan de l’opinio juris. Pour prouver son existence, il faut citer des discours des acteurs de l’époque dans lesquels ils se disent « liés », « obligés » par tel usage. Or, à cet égard, l’avis est totalement silencieux. Là encore, l’avis du Conseil d’État manque de rigueur.
Pour toutes ces raisons, les acteurs politiques ont eu raison, en droit, de ne pas suivre l’avis du Conseil d’État. Il n’y a pas d’inconstitutionnalité de leur part. En revanche, ce qu’a fait ressortir l’analyse serrée de l’avis est l’état de crise profonde dans laquelle se trouve l’idée même de Constitution au Luxembourg. Alors qu’elle est censée servir de boussole, c’est elle qui est prise dans la tempête. Tel un vieux bateau, elle prend de l’eau partout...
Depuis des années, il est question de « refondre » le texte de la Constitution de 1868 et de doter le Luxembourg, enfin, d’une Constitution « moderne », qui soit capable de répondre aux défis d’une société politique du XXIe siècle. Or, non seulement cette promesse est loin d’être tenue (même avec le nouveau texte proposé sous le n°60308), mais, en outre, il s’avère qu’il ne suffit pas de revoir seulement le texte de la Constitution. C’est tout le système, tout l’ordre constitutionnel qui doit être revu.
Il faut revoir le concept de Constitution. Quelle sont la ou les sources que nous, au Luxembourg, désignons à travers ce terme ? Le texte ne devrait-il pas occuper une place centrale ? Or, à l’heure actuelle, ce texte se fait gangréner/concurrencer par d’autres sources, à l’instar de la coutume constitutionnelle et du Fürstenrecht, érigé par l’actuel premier ministre en « Constitution-bis » (une véritable hérésie constitutionnelle). Or ces sources soit n’ont pas lieu d’être, soit méritent au mieux un rang subalterne, donc infra-constitutionnel. Sur ce point, il nous faut un débat sur ce qui, en droit, constitue le fondement constitutionnel de notre Cité. Car il est contradictoire de vouloir, d’un côté, une Constitution écrite, up to date, plus complète, rigide, supérieure aux lois, adoptée par le peuple, et, de l’autre, tolérer que les organes de l’État puissent, par le biais d’une coutume, venir contredire le texte. Les élus sont censés respecter ce texte, qui exprime la volonté du peuple et les conditions de base du mandat des élus. Si ces derniers veulent changer ces conditions, et adapter le texte de la Constitution, ils sont censés se servir, sous le contrôle du peuple, de la procédure de révision de la Constitution. Dans une Constitution écrite, surtout dans un contexte démocratique, il n’y a pas de place pour une coutume constitutionnelle ni praeter legem, ni, à plus forte raison, contra legem.
Il faut revoir le texte de la Constitution luxembourgeoise. Jusqu’ici, l’estime de nombre d’acteurs politiques à l’égard du texte de 1868 était assez superficielle. Les élus s’en sont en grande partie désintéressés, ce qui a fait que le texte de 1868 prenait de plus en plus de rides, au point de sombrer dans l’archaïsme. Pour eux, il était plus simple de changer les usages, sans se préoccuper de changer le texte, d’autant qu’avant 2003, la procédure de révision de la Constitution était lourde et déstabilisatrice (la Chambre était « punie », par le biais d’une dissolution automatique). À cela s’ajoute qu’il y avait/qu’il y a d’autres branches du droit plus importantes pour l’avenir du pays : le droit financier et bancaire, le droit des affaires, le droit des médias, etc. Last but not least : jusqu’en 1997, il n’y avait pas de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois (pourquoi alors s’inquiéter si, de toute manière, il n’y a pas de sanction ?). Ancrée profondément dans les mentalités, cette culture de désintérêt, pour ne par dire dédain à l’égard du texte de la Constitution ne disparaît que lentement. Au moment où le Luxembourg s’interroge sur son avenir, ne serait-il pas temps de prendre ce texte au sérieux ? L’actuel travail de réécriture du texte (la proposition n°6030) va dans ce sens et mérite d’être encouragé. Mais il est loin d’être suffisant. Après les élections, ce texte mérite d’être remis sur le chantier, ne serait-ce que pour tenir compte de l’actuelle crise. Qu’on en juge : le projet n°6030 comporte, en matière de dissolution, aucune innovation, ni sur le fond, ni sur la forme, puisque le nouvel article 749 est identique, à 99 %, à l’actuel article 74. Or, des améliorations sont souhaitables et possibles. Pour avoir une idée de ce que peut être un texte moderne en matière de dissolution, il suffit de lire l’actuel article 46 de la Constitution belge ou les articles 63 et 68 du Grundgesetz.
Il faut revoir le raisonnement appliqué au texte de la Constitution. Jusqu’ici, l’attitude des juristes luxembourgeois à l’égard du maniement de la Constitution était empreinte d’une certaine « distance ». Soit, par leurs études (spécialement si celles-ci avaient eu lieu en France), ils n’y étaient pas préparés. Il suffit de chercher dans les manuels français, anciens voire actuels, un mode d’emploi (je veux dire : une théorie des méthodes d’interprétation) du texte constitutionnel. Il n’y en a pas. Soit, par la configuration du droit positif luxembourgeois, les juristes luxembourgeois n’étaient pas censés se servir du texte de la Constitution, domaine interdit, car réservé aux acteurs politiques (jusqu’en 1997, tout contrôle de constitutionnalité des lois était interdit ; de nos jours, seule la Cour constitutionnelle peut invalider une loi). Soit encore, par leurs préoccupations professionnelles, les juristes luxembourgeois étaient/sont davantage tournés vers les matières du droit privé ou, au mieux, du droit administratif et fiscal, plus utiles sur le marché de travail. Il n’est donc pas surprenant que nombre de juristes luxembourgeois ne se sentent pas entièrement à l’aise avec cet instrument qu’est la Constitution. Parfois, on évite de se pencher sur ce texte vague, peu clair, compliqué ; on préfère suivre ce que l’on connaît mieux : ses usages, voire la coutume10. Si l’on s’intéresse au texte, l’approche est souvent « brouillonne », réticente, pragmatique (on fait avec les moyens de bord) et peu théorisée (il n’y a pas, ou très peu, de réflexion sur la ou les méthodes d’interprétation ; on procède à la façon de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose, sans le savoir…). Les juristes du Conseil d’État, alors même que cet organe est depuis toujours amené à traiter de la Constitution, n’échappent pas entièrement à cette situation, car ils sont, à leur tour, issus du corps général des juristes luxembourgeois. L’avis du 18 juillet en fournit une illustration éclatante. Le Luxembourg du XXIe siècle peut-il s’accommoder d’une telle situation ? Le droit n’est-il pas censé être œuvre de justice et de rigueur, le fruit d’une démarche méthodique ? Certes, un Monsieur Jourdain-juriste peut être un bon, voire très bon juriste ; mais un juriste conscient des questions de méthode est, à mon avis, un meilleur juriste. Il sait mieux décortiquer (et donc défaire) le raisonnement juridique d’autrui ; il sait mieux inventer de nouvelles solutions (car, à partir d’un même texte, il sait jouer des méthodes) ; il est plus convaincant (car il sait convaincre son interlocuteur non seulement par le résultat de son argumentation, mais aussi par le chemin emprunté) ; il est, enfin, plus transparent et donc plus démocratique car il affiche sa méthode et, ce faisant, joue cartes sur table (ce qui, en matière de Constitution, norme publique par excellence, devrait être la règle). Aussi une révolution culturelle en matière d’interprétation de la Constitution s’impose-t-elle.
Il faut revoir l’organisation de la justice constitutionnelle. Ce qu’a montré l’imbroglio autour de la dissolution différée est qu’il n’existe aucun juge (spécial ou ordinaire) qui puisse être saisi de ce type de litiges et qui, en tant qu’autorité impartiale, puisse le trancher avec autorité de la chose jugée. Certes, depuis 1997, il existe un contrôle de constitutionnalité des lois, mais il est faux de croire que toute la justice constitutionnelle serait ainsi consacrée. En vérité, notre État de droit comporte toujours des lacunes. Il y a des normes qui ne sont pas soumises à un contrôle juridictionnel de validité. Le contrôle est, dans ce cas, politique : l’organe politique qui produit cette norme, doit aussi en évaluer la constitutionnalité. Il est donc juge et partie, contrôleur et contrôlé, un procédé de contrôle qui, d’habitude, est vu avec méfiance. Qui dit contrôle dit, surtout, contrôle externe et donc impartial. Ainsi, au Luxembourg, les litiges portant sur l’élection des députés relèvent toujours de la Chambre des députés et non, comme dans la plupart des pays étrangers, de la Cour constitutionnelle. Dans l’affaire de la dissolution, les acteurs politiques ont eux-mêmes statué sur la constitutionnalité de leur action. Ils ont procédé de façon exacte en l’espèce. Mais imaginons un instant, qu’après avoir lu l’avis du Conseil d’État, le grand-duc aurait refusé de signer l’arrêté de dissolution. Il aurait pu arguer qu’en tant qu’organe de l’État, il lui est interdit par la Constitution de violer la Constitution (même si le gouvernement l’y poussait et était d’accord d’en assumer la responsabilité politique). Voilà une situation explosive. Ce qui risque d’exploser est soit la Constitution, soit la monarchie. Pour l’éviter, il suffirait de prévoir qu’en cas de divergences d’interprétation sur les droits et obligations des organes supérieurs de l’État, chacun des organes puisse saisir le juge constitutionnel. C’est ce que, en droit constitutionnel allemand, on appelle les « Organstreitigkeiten », dont peut être saisi le Bundesverfassungsgericht (Art. 93 I, n°1 Grundgesetz). De nos jours où, au Luxembourg, il est beaucoup question du respect du « Rechtsstaat » – un mot qui existe désormais aussi en luxembourgeois –, il serait peut-être approprié de traduire ces paroles en actes, et de modifier sur ce point le texte de la Constitution.